Nuits électriques

du 03 juillet au 29 octobre 2020

Siècle de transformations majeures, le XIXe siècle voit le paysage urbain nocturne évoluer radicalement avec l’apparition de l’éclairage artificiel au gaz et à l’électricité. La nuit s’éclaircit progressivement, au gré de la lente amélioration des techniques et des pratiques. À Paris, au début des années 1800, les lanternes sont déjà largement remplacées par les réverbères à huile puis par les becs de gaz. Au mitan du siècle, à Londres d’abord, puis dans les grandes villes américaines, allemandes et françaises, le gaz est peu à peu concurrencé par l’électricité. L’invention en 1879 de la lampe à incandescence par Thomas Edison marque une étape importante dans l’histoire de l’éclairage. De la fin des années 1880 aux années 1920, l’Europe et l’Amérique s’enthousiasment pour la « Fée électricité », synonyme de progrès, d’énergie et de vitalité. Les passages d’abord, puis les boulevards des villes s’allument de mille feux, mais aussi les immeubles, les grands magasins, les salles de spectacle et les terrasses des cafés. Avant eux, les chantiers, les ports et les gares, avaient fait l’objet des premières expérimentations de la lumière électrique à arc, afin de permettre la poursuite de l’activité économique sans l’interruption imposée par la tombée de la nuit.

L’inégal avancement des travaux de modernisation urbaine, la cohabitation des différents types de lumières, au gaz et électrique - en concurrence jusqu’à la veille de la Première guerre mondiale - déterminent un paysage nocturne composite. L’obscurité ou la pénombre existent encore, dans certaines rues, dans les faubourgs périphériques. L’éclairage y est plus rare ou discontinu. Ailleurs, il se fait plus généreux, régulier, voire abondant. À chaque type de lumière correspond une température particulière, chaude et douce pour le gaz, plus froide pour l’électricité. « Un décor de rêve où le jaune tremblant du gaz se marie à la frigidité lunaire de l’étincelle électrique » (Walter Benjamin). L’éclairage artificiel offre ainsi des ambiances variées. La traversée des villes la nuit prend la dimension d’une expérience visuelle et sensible nouvelle Cette révolution fondamentale du cadre de vie s’accompagne de débats et de questionnements dont les artistes seront des témoins curieux, attentifs, parfois sceptiques ou passionnés. 
Face à une modernité de plus en plus prégnante, l’exposition s’attache à observer comment les créateurs les plus novateurs, ceux qui mettent la question de la lumière au cœur de leurs recherches, puisent dans cette métamorphose aux multiples facettes, matière à nourrir leur œuvre.
Après cette période de profonds bouleversements qui s’achève avec le premier conflit mondial, la lumière électrique finira par se généraliser, et la figure de l’allumeur de réverbère appartiendra désormais au registre du passé.

1 - Le réverbère, nouvel élément du paysage urbain

Le réverbère fait son apparition dans le paysage urbain dans les premières décennies du XIXe siècle. Son arrivée est liée à la modernisation des voies dans la ville et à la création des trottoirs. Jusqu’alors l’éclairage était assuré par des lanternes à chandelle, puis à réservoir à huile, fixées aux façades des maisons, ou suspendues au milieu de la rue, grâce à des câbles transversaux, ou encore à des potences dans les espaces découverts. 
Avec l’introduction de l’utilisation du gaz apparaissent les premiers réverbères sur fût, alimentés par des conduites souterraines, et reliés entre eux jusqu’ à une usine, souvent installée avec ses gazomètres à la périphérie.
La production des candélabres s’intensifie et se diversifie. La forme, comme leur décor, varie en fonction de leur destination et de leur implantation. Les travaux d’urbanisme entrepris sous le Second Empire sous le contrôle du baron Haussmann à Paris, ouvrent de grands boulevards, de larges trottoirs, des places…autant d’espaces de circulation et de déambulation à éclairer. Entre 1853 et 1890, le nombre de becs de gaz passe de 12 400 à 51 500 !
Si le réverbère a bien comme fonction principale d’éclairer, il joue, au même titre que les nombreux arbres plantés à la même époque, un rôle important le jour : contribuer à l’embellissement et à l’ordonnancement de l’espace public.
Il n’est donc pas étonnant de voir ce nouvel élément du paysage figurer dans les œuvres des artistes les plus attentifs à toutes les manifestations de la vie moderne, les impressionnistes. Mais le réverbère fait d’abord une apparition dans des œuvres diurnes. Sa forme élancée définit une ligne de tension et devient le pivot autour duquel la composition s’ordonne.
La mise en scène calculée du réverbère ainsi en majesté, apparaît dès lors comme la transcription plastique du rôle qui lui est dédié dans la rue. Ici, comme là, sa haute silhouette contribue à structurer l’espace, celui de l’œuvre comme celui de la cité.
 
Gustave CAILLEBOTTE (1848-1894), Rue de Paris, temps de pluie, 1877, huile sur toile, 54 x 65 cm. Paris, musée Marmottan Monet, legs Michel Monet, 1966. © Christian Baraja / Bridgeman Images
Gustave CAILLEBOTTE (1848-1894), Rue de Paris, temps de pluie, 1877, huile sur toile, 54 x 65 cm. Paris, musée Marmottan Monet, legs Michel Monet, 1966. © Christian Baraja / Bridgeman Images

2 - Charles Marville et les réverbères de Paris

Photographe attitré de la Ville de Paris, du début des années 1860 jusqu’à sa mort, Charles Marville (1813-1879) réalisa ces prises de vue au cours du Second Empire et sous la IIIe République. Les circonstances d’une commande qu’il a dû recevoir en plusieurs étapes de la municipalité haussmannienne, plus précisément du service des Promenades et Plantations puis du service des Travaux, tous dirigés par Adolphe Alphand, restent inconnues. Pendant la Commune de Paris, en mai 1871, les dossiers d’archives de l’Hôtel de Ville ont malheureusement disparu dans l’incendie des principaux lieux de pouvoir parisiens. D’après des sources postérieures, il est certain toutefois que ces images, dont Marville effectua un total de plus de quatre-vingt-dix clichés, furent montrées à travers le monde à l’occasion d’Expositions internationales et universelles. Présentées soit encadrées, soit sous forme d’albums, elles rendaient compte du patrimoine industriel et artistique de la capitale. À la mort de Marville, le photographe Louis Emile Durandelle (1839-1917) ajouta quelques prises de vue à cette impressionnante série.
Le style magistral de ces photographies, dont l’absence de toute présence humaine en mouvement est due à la longueur du temps de pose nécessaire à la prise de vue, renforce l’intérêt architectural qu’offrent ces compositions. Tels des portraits, ces représentations de réverbères –appelés plutôt candélabres ou becs de gaz au XIXe siècle –, déclinent sur la voie publique l’élégance et la diversité de leurs formes. De la simplicité d’un fût sur un socle, sans ornementation, surmonté d’une lanterne carrée, jusqu’au puissant piédestal terminé par un bouquet à deux, trois ou cinq branches portant de gracieuses lanternes rondes, tous ces « appareils d’éclairage » étaient fabriqués et entretenus par des entreprises  concessionnaires en charge du mobilier urbain parisien.
 
Charles Marville, Lampadaire devant l’hôtel Rothschild, à l’angle de la rue de Rivoli et de la rue Saint Florentin, Paris, , vers 1865, photographie sur papier albuminé montée sur carton, 35,8 x 25,6 cm. Paris. © Charles Marville/BHdV/Roger-Viollet
Charles Marville, Lampadaire devant l’hôtel Rothschild, à l’angle de la rue de Rivoli et de la rue Saint Florentin, Paris, , vers 1865, photographie sur papier albuminé montée sur carton, 35,8 x 25,6 cm. Paris. © Charles Marville/BHdV/Roger-Viollet

3 - La « république » des réverbères

En observateurs curieux de leur cadre de vie, les artistes s’attachent à reproduire les formes variées de ces nouveaux éléments du paysage urbain, non seulement dans les beaux quartiers ou ceux tout récemment aménagés dans les grandes villes (Gustave Caillebotte), mais aussi en province (le Suédois Anders Zorn à Saint Ives en Cornouailles). Le réverbère isolé dans un espace ouvert, comme une place, un pont, une jetée… est alors décrit avec soin, mais le peintre s’attache surtout à traduire ce que cette présence solitaire confère à l’ambiance du lieu.
L’introduction timide de la modernité dans des bourgades qui conservent le charme nostalgique du passé se ressent chez Zorn. Mais la représentation du « réverbère pauvre », de forme simple, fragilisé par le temps, signale autre chose. Il caractérise une situation périphérique dans la ville, ou le quartier populaire. Le Réverbère à Arcueil d’Albert Marquet n’est plus le signe d’une modernité conquérante, mais celui du dénuement de ce coin de banlieue parisienne resté encore à l’écart des grands travaux.
Les perfectionnements de l’éclairage artificiel et l’utilisation de l’électricité entraînent la création d’une nouvelle génération de luminaires. C’est ainsi que Camille Pissarro peint au Havre, depuis la fenêtre d’un hôtel situé sur le Grand Quai, la haute figure d’un pylône électrique à arc voltaïque, installé depuis peu. Cette source d’énergie dispensait une lumière puissante mais aveuglante. Il était donc nécessaire de placer les foyers en hauteur. Ces nouveaux réverbères, principalement implantés dans les zones d’activité économiques, aux carrefours, sur les boulevards, pouvaient revêtir des formes variées. Ils font leur apparition dans la série des vues de Paris de Pissarro au cours des années 1890, et le peintre sera l’un des très rares impressionnistes à les représenter éclairés, dans une vue nocturne du Boulevard Montmartre.
Bientôt la ville s’illumine dans la nuit qui tombe.
 
Camille PISSARRO (1831-1903), L'Anse des Pilotes et le brise-lames est, Le Havre, après-midi, temps ensoleillé (détail), 1903, huile sur toile, 54,5 x 65,3 cm. Le Havre. © 2013 MuMa Le Havre / David Fogel
Camille PISSARRO (1831-1903), L'Anse des Pilotes et le brise-lames est, Le Havre, après-midi, temps ensoleillé (détail), 1903, huile sur toile, 54,5 x 65,3 cm. Le Havre. © 2013 MuMa Le Havre / David Fogel

4 - Paris « Ville Lumière »

Les premières expérimentations de l’utilisation de l’électricité pour l’éclairage artificiel se déroulent dans l’espace public (Place de la Concorde dès 1843), et prennent l’allure d’événements à sensations, commentés de tous. En 1855, la Gazette de France rapporte à propos de nouveaux essais que « la puissance du foyer lumineux embrasant une vaste surface était si fulgurante que les dames conviées à l’expérience ont ouvert leurs ombrelles, non pour faire une galanterie aux inventeurs, mais pour se garantir contre les ardeurs de ce mystérieux et nouveau soleil ». Entre adeptes du progrès et sceptiques, les Parisiens se divisent. La presse se fait l’écho de leurs réactions et questionnements ; les caricaturistes s’amusent de leurs sentiments enthousiastes, farouches ou hostiles.
Les expositions internationales et universelles qui se tiennent à Paris durant la seconde moitié du XIXe siècle, orchestrent le succès des avancées technologiques, notamment dans le domaine de l’éclairage. Ainsi en 1881, l’Exposition internationale d’électricité, visitée par près de 900 000 personnes, voit-elle triompher l’Américain Thomas Edinson, inventeur de l’ampoule électrique à incandescence. Déjà, en 1878, à l’occasion de l’Exposition universelle, avait-on expérimenté l’illumination de l’avenue de l’Opéra par quantité de globes électriques Jablochkoff. En 1889, la tour Eiffel, construite pour célébrer le centenaire de la Révolution Française, dresse son imposante silhouette mise en lumière grâce à la combinaison des deux énergies : le gaz pour souligner les formes de l’architecture, l’électricité pour le phare très puissant installé au sommet et qui était visible de très loin.
Onze ans plus tard, l’Exposition universelle de 1900 marque l’apothéose de la « fée électricité ». La tour Eiffel est cette fois décorée de milliers d’ampoules électriques, surmontée d’un phare rotatif projetant son faisceau sur tout Paris. Elle jouxte une fontaine lumineuse aux 12 000 lampes, un palais de l’Electricité et de l’Optique, un palais des illusions. La première ligne de métro ouverte permet un accès rapide. Le cinématographe, tout juste inventé est partout et la danseuse Loïe Füller se livre à une chorégraphie fondée sur des jeux de lumière, exaltant la féérie de la nouvelle énergie. L’exposition est visitée par plus de 50 millions de visiteurs. Le succès est phénoménal.
 
Henri Le Sidaner, Place de la Concorde, 1909, huile sur toile, 101 x 151 cm. Tourcoing. © Bridgeman Images
Henri Le Sidaner, Place de la Concorde, 1909, huile sur toile, 101 x 151 cm. Tourcoing. © Bridgeman Images

5 - Les nouveaux noctambules

L’aménagement de la rue par la lumière transforme fondamentalement la vie nocturne au XIXe siècle, que ce soit en autorisant la poursuite des activités laborieuses (les chantiers, l’approvisionnement et l’entretien de la ville…) ou en favorisant le développement des loisirs. 
L’éclairage au gaz avait accompagné, pendant la Monarchie de Juillet (1830-1848), la naissance du « noctambulisme », en permettant de repousser plus loin dans la nuit le temps des loisirs (une pratique réservée de fait aux oisifs). La généralisation de l’éclairage artificiel, au gaz et électrique, qui se traduit par une abondance de lumière sur les boulevards, dans les passages, aux abords des grands magasins ou des salles de spectacle, soutient le développement de la déambulation nocturne.
Tandis que les cafés s’ouvrent sur la rue, encourageant une sociabilité vespérale, les vitrines éclairées des magasins incitent à la consommation. Le Moulin Rouge, qui ouvre ses portes le 6 octobre 1889, attire un public nombreux, et le spectacle des ailes du moulin serties d’ampoules de couleur brillant dans la nuit est déjà promesse de plaisirs « électriques » à l’intérieur du cabaret.
La lumière qui transforme le monde du spectacle et gagne celui de la rue, offre aux artistes de nouveaux motifs. La terrasse du café (Pierre Bonnard), l’entrée de la salle de spectacle, prennent des airs de petites scènes de théâtre où le trottoir fait figure de parterre. 
Regardée frontalement, la lumière des vitrines ou celle des réverbères crée des effets de contrejour qui soulignent le graphisme des silhouettes (Jules Chéret, Félix Vallotton). Mais l’éclairage électrique projette aussi sur les nouveaux noctambules une lumière puissante qui leur donne une blancheur spectrale (Piet van der Hem). Plus loin, à l’écart des places et des boulevards, la rue peu éclairée, conserve aux passants leur part de mystère et d’ambiguïté.

6 - La ville ombreuse

L’éclairage urbain représente dès l’origine un enjeu sécuritaire de maintien de l’ordre dans la cité. C’est pourquoi les premières cibles des révolutions et insurrections parisiennes jusqu’au milieu du XIXe siècle ont souvent été les lanternes. Mais cet impératif de sécurité se heurte dans la réalité à des logiques économiques qui freinent l’aménagement d’un réseau lumineux harmonieusement réparti dans la ville. Il est en effet plus rentable, pour les compagnies privées qui assurent l’installation des nouveaux réverbères à gaz, d’équiper des quartiers riches où les abonnés sont plus nombreux que dans les quartiers pauvres. Et ce souci de rentabilité prévaudra également après leur fusion au sein de la Cie parisienne de l’éclairage et du chauffage.
Le paysage urbain nocturne reste donc très longtemps contrasté et hétéroclite. L’obscurité fait toujours partie du spectacle sensible que réserve la traversée de la ville la nuit. Localisée, elle jouxte des zones mieux ou abondamment éclairées. Elle réapparaît également, lorsque par souci d’économie on éteint les candélabres (un sur deux, en fonction de l’heure ou encore du calendrier lunaire). L’implantation et la puissance mêmes des réverbères, variables selon les voies et les quartiers, dessinent un cheminement lumineux discontinu, fait de halos successifs.
C’est en banlieue, à la périphérie de la ville, et parfois même au détour d’une ruelle du Paris ancien (comme la rue de la Vieille-Lanterne, théâtre en 1859 du suicide du poète Gérard de Nerval) que cette pénombre, percée de points lumineux se retrouve (Eugène Jansson, Logement prolétaire). Elle gagne en noirceur dans les bas-fonds évoqués par Théophile Steinlen (Le Bouge, eau-forte). La dimension sociale et politique de ces représentations de quartiers déshérités s’exprime chez cet artiste engagé dans la question posée par les deux enfants à leur père, de retour des festivités du 14 juillet : « Pourquoi Papa qu’on a pris la Bastille ? ».
Le halo isolé du réverbère devient un motif fréquent de l’iconographie nocturne urbaine. Toulouse-Lautrec lui donne une forme très graphique d’un double faisceau trouant l’obscurité. Si associé à l’image de la lumière qu’il dispense dans la pénombre, le réverbère sculpté de Medardo Rosso réussit cet exploit de suggérer la lueur qui tombe de la lanterne et éclaire les deux amoureux enlacés.
 
Eugène JANSSON (1862-1915), Logement prolétaire, 1898, huile sur toile, 117 x 89,5 cm. Paris. © RMN-Grand-Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
Eugène JANSSON (1862-1915), Logement prolétaire, 1898, huile sur toile, 117 x 89,5 cm. Paris. © RMN-Grand-Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

7 - Les lumières de la nuit havraise

Le port et la ville du Havre jouent tout au long du XIXe siècle, un rôle précurseur dans l’expérimentation de l’éclairage public. Dès 1801, Le Havre est le théâtre des expériences semi-publiques de la thermolampe de Philippe Lebon (1767-1804), à l’origine du principe de l’éclairage par le gaz hydrogène carboné. En 1863, les phares de la Hève sont les premiers en France à être dotés de l’électricité. Dès lors, peintres et écrivains ne peuvent être insensibles aux variations lumineuses introduites par l’éclairage artificiel.
Après son retour de Londres, où il a pu rencontrer James McNeill Whistler, Claude Monet vient au Havre en 1872-1873 et se saisit, dans Le Port du Havre, effet de nuit, du nouveau motif pictural engendré par la présence des lanternes au gaz installées sur le port par les Ponts et Chaussées dès 1869. En 1881, 34 foyers électriques éclairent l’avant-port, permettant aux navires d’y entrer en profitant des marées de nuit. Siebe Ten Cate peint, à la fin des années 1880, la pénombre qui règne sur le Grand Quai simplement trouée des pâles halos des réverbères électriques et des fanaux de bateaux. Cet avant-port bénéficie à partir de 1891, d’un nouveau système d’éclairage constitué de régulateurs Pilsen et caractérisé par d’impressionnants pylônes électriques qui culminent à 26,5 mètres de hauteur. Quelques mois après, le peintre et graveur havrais Gaston Prunier illustre la nouvelle ambiance nocturne de la ville par une série d’eaux-fortes, parues en 1892 dans l’ouvrage Le Havre, effets de soir et de nuit. A la même période, Gabriel Loppé réalise sur le Grand Quai une rare photographie nocturne où l’on reconnaît les caractéristiques cônes de lumière blanche dispensés par ces pylônes. 

Prêt exceptionnel le tableau de Claude Monet, Le Port du Havre, effet de nuit, est engagé dans d’autres expositions en 2020. Il sera exposé au MuMa du 3 juillet à la fin du mois d’août 2020.
 
Claude MONET (1840-1926), Le Port du Havre, effet de nuit, 1873, huile sur toile, 60 x 81 cm. Collection particulière. © DR
Claude MONET (1840-1926), Le Port du Havre, effet de nuit, 1873, huile sur toile, 60 x 81 cm. Collection particulière. © DR

8 - Nouvelles expériences visuelles

La première exposition impressionniste qui ouvre ses portes dans l’ancien atelier du photographe Nadar, le 15 avril 1874, est la première à pouvoir le faire en soirée, grâce à l’utilisation toute nouvelle de l’éclairage au gaz. Pour autant, les impressionnistes ne semblent pas s’être intéressés aux illuminations artificielles, ni à la vie dans les rues la nuit. 
En 1874, Monet venait de peindre un nocturne très expérimental au Havre, mais cette œuvre resterait sans suite jusqu’en 1901, date à laquelle l’artiste reprendrait pour trois esquisses non achevées, ce motif exceptionnel dans sa carrière. Si l’éclairage artificiel retint certains des impressionnistes, majoritairement peintres de la lumière diurne, ce fut celui d’intérieurs privés (Mary Cassatt…) ou publics, comme les salles de spectacle ou leurs coulisses (Edgar Degas…). Cette réticence à peindre des paysages nocturnes interroge. La nouvelle lumière paraissait-elle trop crûe, sans nuances ? Le genre même leur semblait-il trop rattaché à une approche romantique du paysage (la campagne au clair de lune) ? Peut-être.
Les néo-impressionnistes n’auront pas les mêmes réserves. S’appuyant sur la théorie du contraste simultané établie par le chimiste Michel-Eugène Chevreul (la couleur n’est jamais aussi brillante, vibrante et lumineuse que lorsqu’elle est composée de touches juxtaposées de couleurs vives complémentaires), Georges Seurat, Louis Anquetin, Charles Angrand, Maximilien Luce… inventent de nouveaux codes, au moment où Vincent van Gogh, de son côté, peint sa Nuit étoilée (1888). Compensant la faiblesse chromatique de la nuit par l’utilisation de couleurs pures apposées par petites touches, les peintres jouent de ces associations et de ces oppositions (jaune-orangé / bleu-violet) pour faire vibrer la lumière et ses reflets dans la pénombre du jour déclinant.
Car le plus souvent, le crépuscule est préféré à la nuit sombre, comme chez Maximilien Luce, pour suggérer encore, avant qu’elles ne s’estompent et bientôt disparaissent, les formes de la ville qui plonge dans l’obscurité.
Les recherches menées par les néo-impressionnistes prépareront, au tournant du XXe siècle, les abstractions chromatiques des futuristes.
 
Louis Hayet, La Parade, 1888, huile sur carton, 19,2 x 27,2 cm. Genève. © Studio Monique Bernaz
Louis Hayet, La Parade, 1888, huile sur carton, 19,2 x 27,2 cm. Genève. © Studio Monique Bernaz

9 - Les couleurs de la nuit

Dans le paysage urbain en pleine mutation, le noir, plus ou moins intense, demeure toujours une couleur de la nuit. Restituer la densité ou les subtiles variations de l’obscurité est une gageure que relèvent avec maestria un peintre comme Giovanni Boldini, ou un graveur comme Théophile Steinlen. Mais le spectacle lumineux que réserve la ville dans la seconde moitié du XIXe siècle offre une gamme de tons et d’ambiances qui varie aussi selon la source d’énergie.
Contrairement à l’électricité, le gaz se consume dans une flamme. Par là, il demeure symboliquement attaché à la notion ancestrale de foyer. Protégée dans sa lanterne de verre, la flamme n’est néanmoins pas entièrement à l’abri des courants d’air et du vent. Cette image de la flamme tremblante est reprise à l’envi par les poètes de l’époque. Ainsi Baudelaire évoque-t-il « la clarté rouge d’un réverbère / dont le vent bat la flamme et tourmente le verre » (Le Vin des chiffonniers, 1854). La lumière électrique par opposition se caractérise par sa fixité.

Mais les deux énergies se distinguent également par la température de leur lumière. Comparée au gaz, la lumière électrique paraît plus froide, plus blanche, et même aveuglante quand elle est à arc  voltaïque. Le Baron Haussmann lui-même lui trouvait « un ton blafard, lunaire…déplaisant », là où d’autres s’enthousiasmaient de la beauté polaire de la féérie électrique. Par opposition, la lumière du gaz semble plus chaude. Selon l’écrivain Emile Magne, elle conserve à la rue « son intimité, ses flous, ses clairs obscurs ».
La coexistence de ces deux types d’éclairage jusqu’à la Première Guerre mondiale favorise le maintien d’un spectacle lumineux varié. Bientôt celui-ci se colore. En 1868, les colonnes Morris font leur apparition et les affiches rétroéclairées commencent à ponctuer le paysage de la rue de taches vives (Gabriel Biessy, Colonne Morris, nocturne parisien, vers 1900). Enfin, la publicité lumineuse se perfectionne avec l’invention en 1910 par le chimiste Georges Claude des tubes de néon. Leur rapide commercialisation parachève la métamorphose de la nuit urbaine.
 
Dario de Regoyos, Luz electrica, 1901, huile sur toile, 73 x 59,5 cm. Irun. © DR
Dario de Regoyos, Luz electrica, 1901, huile sur toile, 73 x 59,5 cm. Irun. © DR

10 - Rêveries nocturnes

En 1871, l’Américain James McNeill Whistler (1834-1903), qui vit à Londres, commence à peindre une série de vues de la Tamise de nuit, qu’il intitule d’abord Clairs de lune puis Nocturnes, en référence à la musique. Exécutées à l’atelier, après de longues phases d’observation sur le motif, ses œuvres se caractérisent par une grande économie de moyens, une palette réduite et une simplification des formes. Cette manière de travailler de mémoire lui permet de se dégager des choses vues pour restituer une image sublimée d’un lieu et d’un moment. Les lumières de la ville jouent un rôle aussi discret qu’essentiel. Souvent rejetées dans les lointains, elles servent à borner la composition, signaler la présence humaine et à ajouter quelques notes claires dans des toiles quasiment monochromes. La poésie et le climat de mystère qui en émanent tiennent aux subtiles harmonies de tons, à l’évanescence des formes et à cette impression diffuse que le temps est suspendu.

Dès leur exposition à Londres, Paris ou Bruxelles, les Nocturnes de Whistler connurent un immense succès. Ils exercèrent une véritable fascination sur toute une génération d’artistes : Walter Greaves (1846-1930), qui fut l’ami et l’assistant de Whistler, Charles Lacoste (1870-1959), les Belges Alfred Stevens (1823-1906) et William Degouve de Nuncques (1867-1935)… Dans les années 1880 et 1890, l’esthétique whistlérienne des nocturnes se répand à travers l’Europe et jusqu’aux États-Unis.

Nuit étoilée d’Edvard Munch (1863-1944) s’inscrit dans ce prolongement. Nulle lumière artificielle dans ce paysage crépusculaire peint en 1893 (la même année que Le Cri), sur les bords du fjord d’Oslo, mais une étoile et son long reflet dans la mer. D’abord intitulée Les Étoiles, elle est rebaptisée en 1902 par Munch Étoile du soir, soulignant par-là la présence de la planète Vénus dont le nom renvoie à la déesse antique de l’Amour. Cette œuvre initie le cycle La Frise de la vie, un ensemble de peintures consacrées au thème de la vie, l’amour et la mort. Munch ne cherche pas à représenter un lieu, mais en nimbant de brumes bleutées les formes assombries et mystérieuses du paysage, il insuffle, à l’instar de Whistler, une tonalité onirique au tableau.

À la même époque et non loin de là, le Suédois Eugène Jansson (1862-1915) parvient lui aussi à cette poésie de la nuit dans la représentation de son sujet de prédilection, la ville de Stockholm. Surnommé le « Peintre bleu », Jansson exécute toute une série de paysages au lyrisme puissant dans lesquels le bleu est travaillé en touches vives et croisées, rehaussé d’empâtements blancs-jaunes figurant les lumières de la ville moderne. Pianiste et grand admirateur de la musique de Chopin, il donna le titre de Nocturne à plusieurs de ses panoramas bleus.
 
Eugène JANSSON (1862-1915), Nocturne, 1900, huile sur toile, 136 x 151 cm. Gothenburg. © Hossein Sehatlou
Eugène JANSSON (1862-1915), Nocturne, 1900, huile sur toile, 136 x 151 cm. Gothenburg. © Hossein Sehatlou

11 - Le cinématographe et la nuit

Bien avant la naissance du cinématographe en 1895, le public put expérimenter et s’enthousiasmer pour une forme de spectacle illusionniste grâce à des dispositifs plus ou moins complexes (boites d’optique, lanternes magiques, dioramas, panoramas…) reposant sur des jeux de lumière. Ceux-ci étaient conçus pour des séances publiques dans des lieux dédiés à cet effet, mais aussi déclinés à l’échelle de la sphère domestique pour un usage familial (Lanterne magique Tour Eiffel).
Dans Le Panorama du Czar (1895), Ferdinand Loyen du Puigaudeau dépeint l’une de ces salles populaires où les spectateurs venaient se divertir de vues d’optique, sans doute  animées d’effets jour/nuit, visibles à travers des sortes de hublots.
Si les vues d’optique, perforées et coloriées, pouvaient offrir, grâce au rétro-éclairage, l’illusion du passage du jour à la nuit, le cinématographe, comme la photographie, ne put tout de suite représenter la nuit, pour des raisons techniques : la sensibilité des pellicules ne le permettait pas.
Les réalisateurs eurent donc recours à des subterfuges pour évoquer des scènes nocturnes, tournées à la lumière diurne naturelle, en teintant les films de bleu pur ou de violet. Ce code symbolique des couleurs fut vite assimilé par le grand public qui comprenait, en voyant une teinte bleue, que la scène se passait la nuit.
Georges Méliès expérimenta avec succès toutes sortes de trucages. Dans Le Raid Paris Monte-Carlo en automobile (1904), il réussit, grâce aux effets du coloriage à la peinture, l’une de ses plus belles scènes de nuit : la Place de l’Opéra, plongée dans un crépuscule bleuté et  éclairée par de (faux) réverbères à gaz dont les flammes rouges semblent littéralement danser. Ferdinand Zecca reprend à son compte ce subterfuge dans Le Rêve à la Lune (1905).
Elément du paysage urbain, le réverbère se retrouve bien sûr dans les films diurnes. Il endosse alors, dans de petites saynètes savoureuses, un rôle à part entière : déclencheur d’accident automobile dans Les Débuts d’un chauffeur (1906, réalisation Georges Hatot) ou partenaire involontaire de Maurice Chevalier dans un pas de deux loufoque au milieu de la rue dans La Valse à la mode (1908).
 
Georges MÉLIÈS (1861 -1938), Le raid Paris-Monte-Carlo en automobile , 1905, photogramme d’une copie peinte à la main. Paris. © Paris
Georges MÉLIÈS (1861 -1938), Le raid Paris-Monte-Carlo en automobile , 1905, photogramme d’une copie peinte à la main. Paris. © Paris

12 - Nocturnes photographiques

Les peintres et les graveurs ont représenté la ville nocturne bien avant les photographes. En effet, il était impossible jusqu’à la fin du XIXe siècle de photographier aisément de nuit, la sensibilité des négatifs étant insuffisante. 
L’effet jour/nuit
Dès les années 1850 pourtant, avec des dispositifs hérités de l’estampe, la photographie réussit à faire illusion, grâce à une image regardée en lumière directe d’abord, donnant une vision diurne, puis vue en rétro-éclairage, ce qui procurait une impression nocturne de la même scène. L’effet jour/nuit ainsi obtenu fut appliqué à des photographies de taille classique, visibles grâce à des boîtes optiques appelée mégalétoscopes. Un autre type d’images, plus répandu mais d’un format plus petit, les vues stéréoscopiques, permettait le même effet et, de surcroît, en relief. Presque transparentes, traitées comme les vues précédentes avec plusieurs couches de papier, ces photographies étaient agrémentées, sur leur revers, de zones colorées, d’ombres et de figures peintes, dessinées ou même découpées dans le doublage du papier. L’observateur s’émerveillait alors d’illuminations produites dans une rue, sur une place, un monument, ou à l’occasion d’un feu d’artifice.
La production photographique nocturne
Quelques pionniers en Europe et aux États-Unis, relevèrent le défi de la photographie nocturne vers le milieu des années 1880. Ils contournaient les difficultés par de très longs temps de pose allant de plusieurs minutes à une demi-heure. Ainsi un peintre français, Gabriel Loppé, passionné de photographie, effectua des prises de vue de la tour Eiffel en construction, y compris la nuit. L’Anglais Paul Martin gagna en 1896 un prix pour ses vues nocturnes londoniennes. Léon Gimpel, un pionnier de la prise de vue de nuit, arriva à en produire avant 1900. Il photographia ensuite les illuminations de Marseille et de Paris, dont certaines furent immédiatement publiées par le journal L’Illustration, en particulier lors d’Expositions internationales et universelles ou de Salons comme celui de l’automobile. 
À la veille de la Première Guerre mondiale, les progrès techniques pour la fabrication des négatifs permettront davantage de latitude dans la photographie nocturne.
La couleur
À la fin des années 1900, Léon Gimpel entreprit des prises de vue nocturnes avec l’autochrome, la première technique commercialisée de photographie en couleurs inventée en 1904 par les frères Lumière. 
 
Léon Gimpel, Salon d’Automne, novembre 1903, plaque de projection au gélatino-bromure sur verre, 9 x 12 cm. Paris. © Collection Société française de photographie
Léon Gimpel, Salon d’Automne, novembre 1903, plaque de projection au gélatino-bromure sur verre, 9 x 12 cm. Paris. © Collection Société française de photographie

13 - La lumière en face

L’entrée dans le XXe siècle est saluée à Paris par l’Exposition universelle de 1900 dont la vedette principale est l’électricité. Celle-ci ne révolutionne pas seulement l’éclairage, mais aussi les transports (tramways, métro…), les communications (le téléphone, le télégraphe…), la science, l’industrie… L’électricité transforme, durablement encore, le paysage moderne urbain.
La première enseigne lumineuse électrique apparaît à Londres et à New York en 1899. Dix ans plus tard, un physicien français, Georges Claude, met au point les premiers tubes luminescents. La nuit se pare alors de couleurs, les « écritures de feu » s’invitent sur les façades, les lampes brillent, clignotent, transformant la ville en un spectacle continu, agité d’une tension permanente.
Le Carrousel de Kees van Dongen (1901) entraîne jusqu’au vertige dans un tournoiement de formes prises de vitesse et de lumières éblouissantes. En 1905-1906, le même artiste peint dans un format habituellement réservé au paysage, un intérieur du bal de Moulin de la Galette, où les clients s’amusent dans « une bacchanale de lumière, sous des soleils brûlants de couleurs ». Vers 1950-1960, il découpe la toile en six fragments. Isolant le lustre qui éclairait la salle, il souligne plus efficacement encore l’énergie rayonnante de la lumière électrique. Le lustre devient un véritable astre moderne.
Les artistes d’avant-garde, futuristes, rayonnistes, orphistes…voient dans l’électricité l’incarnation de la modernité. Fascinés par les phénomènes optiques et les effets de la propagation de la lumière dans l’espace, ils s’attachent à en explorer les manifestations en inventant un nouveau langage plastique.
S’approchant au plus près d’une lampe électrique, Natalia Gontcharova (1913) ne s’intéresse plus aux objets éclairés par la lumière, mais cherche à restituer la sensation d’aveuglement produit par le globe d’un luminaire regardé frontalement.
Tommaso Marinetti, le théoricien du futurisme, porte à la lampe moderne la même fascination qui lui fait dire de son côté  : «  Je prie chaque soir mon ampoule électrique, parce qu’une vitesse s’y agite furieusement ».

Sonia Delaunay pousse plus loin l’expérience. Abandonnant toute référence figurative à la source lumineuse, elle traduit l’éblouissement par le motif du disque éclaté en anneaux concentriques de toutes les couleurs du prisme. Les disques expriment l’énergie de la matière ainsi qu’un espace sensible infini.
A l’inverse de cette vision exaltée, d’autres artistes donnent du paysage nocturne urbain des représentations plus troublantes. La « Ville Lumière », trépidante, saturée d’affiches, d’enseignes lumineuses, ressemble à un kaléidoscope aux multiples facettes. Plongé au cœur de la nuit montmartroise, Auguste Chabaud juxtapose en une sorte de collage visuel les signes de cette modernité, offrant une vision télescopée du paysage, où toute unité semble avoir disparu.

Le progrès, incarné par l’éclairage de plus en plus présent et la vitesse, est alors ressenti comme une menace. Entre fascination et répulsion, Jacob Steinhardt, à l’instar des expressionnistes, livre du spectacle de la rue d’une grande métropole, une image angoissante, où nul n’échappe à la lumière blafarde des pylônes électriques, ni la foule fantomatique qui déambule, ni les habitants de l’immeuble, aux allures quasi cadavériques, que l’on aperçoit derrière les fenêtres.
En cette veille du premier conflit mondial, les « Soirs de Paris ivres du gin / flambant de l’électricité » de Guillaume Apollinaire (La Chanson du mal-aimé), semblent répondre à l’injonction de Marinetti, qui donne au second manifeste du futurisme ce titre provocateur : «  Tuons le clair de lune !! ».
 
Sonia Delaunay (Stern Terk Sarah Sophie, Prismes électriques, 1914, huile sur toile, 250 x 250 cm. Paris. © Pracusa S.A.
Sonia Delaunay (Stern Terk Sarah Sophie, Prismes électriques, 1914, huile sur toile, 250 x 250 cm. Paris. © Pracusa S.A.
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