Legs de 1963 & Acquisitions récentes

Aujourd’hui riche de cent vingt-huit œuvres de l’artiste, le fonds Raoul Dufy du musée du Havre, ville natale du peintre, a surtout été constitué après sa mort en 1953.
Découvrir en ligne le fonds Raoul Dufy conservé dans les collections
du MuMa musée d'art moderne andré malraux :
collections.muma-lehavre.fr/raoul-dufy

Don de Dufy au musée des beaux-arts du Havre

La première mention d’une acquisition d’une œuvre de Raoul Dufy dans les inventaires du musée remonte à l’année 1900 où, sous le numéro 351, est enregistré le don par l’auteur de quatre aquarelles : deux vues du port du Havre (Le Quai de l’Île et Les Docks), Harfleur et la Côte de Grâce. Depuis les années 1960, on a tendance à interpréter ce don comme un geste de reconnaissance du jeune peintre envers la Ville qui lui avait attribué en 1898 une bourse pour poursuivre sa formation à l’École des beaux-arts de Paris 2.
Cependant, cette acquisition étant entourée de sept autres dons d’artistes – tous « nés au Havre », comme le précise le registre d’inventaire (G. Fauvel, G. F. Rötig, J. Ausset, E. Lamy, Bénard, Courché et Ch. Potier) –, il faut peut-être plutôt y voir le signe de la volonté du conservateur, le peintre et graveur Alphonse Lamotte, de réunir des oeuvres d’artistes originaires de la ville. Une lettre du peintre Georges Binet adressée au maire le 23 avril 1901 semble confirmer cette hypothèse : « Lorsque Monsieur Lamotte a organisé une galerie des peintres de la région au musée du Havre, il m’avait demandé une étude 3. »

Premier achat par le musée des beaux-arts du Havre

Il faut attendre la nomination du sculpteur Alphonse Saladin comme conservateur du musée des Beaux-Arts, en 1926, pour que l’on songe à acheter une oeuvre de Dufy. Saladin ambitionne de constituer une galerie d’art contemporain, mais il a peu de moyens. Il contacte donc de nombreux artistes pour leur proposer d’acheter une de leurs oeuvres au prix symbolique de 250 francs. Afin de le conseiller et de soutenir ses demandes auprès des artistes, il s’allie au peintre Conrad Kickert, avec qui il échange de nombreuses lettres. Dans cette correspondance, on apprend que Raoul Dufy a fait partie des artistes sollicités et qu’il aurait promis une oeuvre 4.
Cependant, les inventaires tenus par Alphonse Saladin ne font état d’aucune entrée d’une oeuvre de l’artiste et les critiques venus découvrir la galerie des Modernes du musée du Havre ne manquent pas de relever son absence : « Qu’on me permette cependant d’indiquer une petite ombre à cet ensemble : je n’ai rien vu de MM. Raoul Dufy et Othon Friesz, tous deux natifs du Havre et dont la valeur artistique, soit dit sans mécontenter personne, est tout de même très supérieure à la valeur artistique de la majoritédes exposés. Mais, n’est-ce pas, nul n’est prophète en son pays ? Cette omission, quelle qu’en soit la cause, sera réparée plus tard 5. » De fait, en 1936, alors qu’il commence à disposer d’un budget un peu plus confortable pour ses acquisitions, Alphonse Saladin peut acquérir pour 2 000 francs une aquarelle de Raoul Dufy représentant un bouquet de fleurs 6.

RECONSTRUCTION DU MUSÉE DES BEAUX-ARTS

Le musée du Havre qu’a connu Raoul Dufy est lourdement touché par les bombardements de septembre 1944 et le bâtiment sort ruiné de la Seconde Guerre mondiale. La plupart des oeuvres ayant été mises à l’abri, la collection est sauvée, mais elle est désormais sans toit. En juin 1952, un nouveau conservateur, le peintre Reynold Arnould, est nommé avec pour mission de reconstruire le musée des Beaux-Arts. Entre-temps, Raoul Dufy a acquis une stature d’importance dans le champ de la peinture française et son absence des collections préoccupe. Ainsi, en 1953, dans un petit texte d’hommage publié dans le Journal de l’amateur d’art peu après le décès de l’artiste, Pierre Courant, député-maire du Havre et ministre de la Reconstruction, écrit : « Nous reconstruirons bientôt, largement ouvert sur cette baie de Seine qu’il aimait, notre musée détruit par la guerre et, auprès d’Eugène Boudin dont plus de deux cents toiles et dessins figurent dans nos collections, du grand Monet, de ses amis Friesz et Braque et bien d’autres, l’oeuvre de Raoul Dufy continuera de vivre sous le ciel qu’il a aimé 7. »

En décembre de la même année, le projet de reconstruction du musée du Havre est présenté au Musée national d’art moderne dans l’exposition De Corot à nos jours au musée du Havre avec une sélection d’oeuvres importantes de la collection. Dufy est présent grâce à l’une de ses aquarelles offertes en 1900 et au bouquet de fleurs acheté en 1936, mais, pour pallier le manque criant de peintures, Reynold Arnould emprunte deux oeuvres à la veuve du peintre, Les Falaises du Havre vues de Villerville (1930) et Le Bassin de Deauville (1937). Le musée du Havre ne peut plus se concevoir sans Dufy. Reynold Arnould tente donc de constituer un fonds Dufy avec des moyens modestes, mais la cote du peintre complique la chose. En 1957, il achète deux oeuvres : un dessin au crayon sur papier, La Plage du Havre 8, et le tableau Souvenir du Havre 9 de 1921, qui devient la plus belle oeuvre de la collection. Deux ans plus tard, il acquiert une gravure, Pigeonnier 10, auprès de la Guilde internationale de la gravure, en même temps que d’autres oeuvres contemporaines.

En 1960, la générosité d’un collectionneur et amateur d’art réputé, André Vera, permet au musée de s’enrichir d’un rare exemplaire sur japon de l’édition originale de 1911 du Bestiaire ou Cortège d’Orphée de Guillaume Apollinaire illustrée par Raoul Dufy, dédicacé à son frère, le peintre Paul Vera, ainsi que de deux nouvelles gravures : Les Trois Baigneuses et Champ de courses 11. En décembre de la même année, Reynold Arnould fait l’acquisition à la galerie Jacques Hamon, au Havre, de sept dessins exécutés en 1920 pour la Gazette du bon ton 12. Malgré cela, lors de sa réouverture en juin 1961, le musée du Havre reste relativement pauvre en oeuvres représentatives de Dufy 13. En 1962, un nouveau dessin, Bateaux dans l’estuaire du Havre 14, vient enrichir le petit fonds qui peine à devenir signifiant.

SUCCESSION ET PRÉPARATION DU LEGS

Heureusement, la veuve du peintre n’a pas oublié le « serment du Havre 15 ». Au décès du peintre, le 23 mars 1953, Eugénie dite Émilienne Dufy, légataire universelle de son époux, se retrouve à la tête de la collection de l’atelier de l’artiste, dont elle doit gérer à la fois les ventes et les expositions. Conseillée par Joseph Reynier, directeur honoraire des domaines de Nice devenu son homme d’affaires 16, elle va préparer sa succession. Très attaché à l’oeuvre de Raoul Dufy, Joseph Reynier tient un rôle prééminent dans l’organisation de la succession de Madame Dufy, qu’il va conseiller et encourager afin de permettre au peintre d’accéder à un maximum de visibilité dans des collections publiques françaises 17.

La dévolution de la collection personnelle de l’artiste et de son fonds d’atelier va s’organiser principalement vers trois établissements : le Musée national d’art moderne (MNAM) 18, le musée de Nice et le musée du Havre. La correspondance adressée par Joseph Reynier au Musée national d’art moderne ainsi qu’à la Direction des musées de France nous apprend que celui-ci a surtout été préoccupé d’assurer à l’oeuvre de Dufy une place importante sur les cimaises du MNAM 19. Dès 1953, au moment de l’exposition rétrospective que ce musée consacre au peintre du 26 juin au 18 octobre, Émilienne Dufy donne déjà deux oeuvres à cet établissement. Le musée de Nice, où elle vit et avec lequel elle a des relations, n’est pas oublié puisqu’elle lui donne trois oeuvres en 1956. Ses relations semblent a priori moins étroites avec Le Havre, dont Joseph Reynier ne parle presque jamais. Contrairement aux deux autres institutions, elle ne donne en effet aucune oeuvre au musée du Havre avant 1962. Pourtant, c’est bien lui qui est finalement favorisé, et l’on peut y voir là l’expression du respect par la veuve de la volonté de l’artiste.
Madame Dufy modifie plusieurs fois son testament. La transcription de ses testaments olographes et des codicilles, enregistrés au tribunal de Nice le 13 août 1962 20, nous apprend que ses legs aux musées sont prévus dès le 14 janvier 1960 :

« Je lègue donc : Au musée municipal du Havre, trente toiles huiles, cinq aquarelles, trente dessins encre ou crayon, une tapisserie grande composition, trois vases en céramique et un buste en bronze de Raoul Dufy.
Je lègue au musée municipal de Nice vingt-cinq toiles huile, cinq aquarelles, trente dessins encre ou crayon, une tapisserie Statue aux vases rouges, deux vases en céramique et un jardin japonais, un buste en plâtre de Gimond (Madame Raoul Dufy), et les faïences anglaises contenues dans les deux vitrines du salon. Ce legs au musée Municipal de Nice est soumis à la condition que la ville de Nice autorise l’inhumation de la testatrice dans le tombeau où repose le corps de son mari au cimetière de Cimiez.
Je lègue au Musée national d’art moderne à Paris, vingt toiles huile, cinq aquarelles, trente dessins, encre ou crayon, une tapisserie Les Musiciens à la Campagne, un vase en céramique Vollard, diverses céramique carrées.
Je lègue à titre universel à l’État Français, tout le surplus des toiles ou panneaux huiles, des gouaches, des aquarelles et des dessins en exprimant le désir qu’il soit réparti dans le plus grand nombre des musées français.
»

Son intention était alors de choisir elle-même la répartition car elle précise que ces legs sont faits pour les musées « suivant l’attribution qui sera fixée par l’exécuteur testamentaire qui a reçu mes instructions à ce sujet et qui sera assisté d’un expert près des tribunaux ». Reste que le triste état dans lequel la guerre a laissé la ville du Havre et son musée préoccupe Émilienne Dufy et son exécuteur testamentaire. Mais le geste généreux d’André Vera l’incite à aller de l’avant. Le 24 septembre 1960, elle fait écrire par Joseph Reynier une lettre tapuscrite au conservateur du musée des Beaux-Arts, à laquelle elle joint une coupure de journal évoquant la donation Vera : « Il m’a été communiqué la coupure de journal ci-jointe et je suis heureuse de savoir que le musée des Beaux-Arts s’intéresse à l’oeuvre de mon mari. J’ai moi-même l’intention de m’intéresser au musée du Havre, ville natale de Raoul Dufy, à laquelle se rattachent pour moi de nombreux souvenirs. Ce qui m’a retenue jusqu’à ce jour, c’est que je m’étais laissé dire que la ville n’avait pas fait grand-chose pour l’installation de son musée. Je m’adresse donc à vous pour obtenir quelques renseignements supplémentaires et pour me dire si plus tard le musée pourrait envisager l’installation d’une salle Raoul Dufy 21. »

La réponse de Reynold Arnould, le 2 octobre 1960, n’a malheureusement pas été conservée dans nos archives, mais on suppose qu’elle encourageait Madame Dufy à se montrer généreuse dès que possible, dans la perspective de l’inauguration du nouveau musée du Havre, prévue l’année suivante. Joseph Reynier, le 18 octobre, répond en effet : « Madame Raoul Dufy […] a bien l’intention de s’intéresser au musée des Beaux-Arts au Havre à la condition qu’une place importante y soit réservée à l’oeuvre de son mari, mais elle ne saurait, de son vivant, distraire de sa collection quoi que ce soit, étant constamment sollicitée pour des expositions, tant en France qu’à l’étranger 22. »
Le 3 avril 1961, Madame Dufy ajoute un codicille à son testament. Elle a vraisemblablement renoncé à choisir elle-même le détail de ses legs et elle précise alors le mode de répartition : « Mon exécuteur testamentaire devant procéder honnêtement aux attributions en laissant choisir d’abord les trois musées à tour de rôle pour chaque pièce, ensuite les soeurs et puis le frère de Raoul Dufy, après les autres bénéficiaires, aucune toile, aucune aquarelle, aucun dessin n’ayant pu être désigné d’avance. »

En 1962, poursuivant sa réflexion, elle détermine néanmoins pour ses musées légataires quelques choix et la grande exposition rétrospective inaugurée le 22 juin à Paris à la galerie des Beaux-Arts lui donne l’occasion d’une première répartition. Le 16 juin, elle a signé elle-même trois lettres à l’intention de Reynold Arnould 23, de Jacques Thirion, conservateur des musées de Nice, et de Maurice Bérard, président de la Société des amis du Musée national d’art moderne 24, leur annonçant son intention de leur faire des dons. Le musée du Havre reçoit quatre toiles : Le Yacht pavoisé, Les Gymnastes, Jeune fille dans les fleurs (ou Jeanne dans les fleurs) et Le Casino de Sainte-Adresse (ou Le Casino Marie-Christine au Havre). Le 21 juin, Reynold Arnould lui répond en la remerciant profondément et l’assure que, grâce à ces quatre oeuvres, il pourra désormais « rendre [à Raoul Dufy] un hommage permanent digne de son extrême importance 25 ».

DÉCES DE MADAME DUFY ET FINALISATION DU LEGS

Le 10 juillet 1962, moins d’un mois après ses trois lettres, Émilienne Dufy décède à son domicile de Nice, la villa de Guelma 26. Son testament olographe est déposé par Joseph Reynier chez maître Jean Fossati, notaire à Nice, qui le fait enregistrer auprès du tribunal de Nice le 13 août. Le 16 août, Madame Dufy n’ayant aucun héritier ni de légataire universel nommément désigné, le tribunal de grande instance de Nice déclare la succession vacante et nomme le directeur de l’enregistrement des Alpes-Maritimes curateur de la succession. Le 22 septembre, Francis Paulet, inspecteur central de l’enregistrement, est désigné pour prendre en charge le dossier.

Si, à Nice et au ministère des Affaires culturelles, on s’agite au sujet des dernières volontés de Madame Dufy, il semble qu’au Havre on ignore encore tout de la générosité de la défunte car, le 27 septembre, la demande d’examen des dons du 16 juin au musée par le conseil artistique de la Réunion des musées nationaux est adressée à la Direction des musées de France. Les lettres de maître Fossati envoyées aux conservateurs des musées pour les informer du legs de Madame Dufy ne partent finalement de Nice que le 11 octobre 27. Le 18 octobre et le 7 novembre, Reynold Arnould fait part de la bonne nouvelle à Edmond Langlois, adjoint au maire chargé des beaux-arts, et à Robert Monguillon, maire du Havre, soulignant l’enrichissement exceptionnel que cela représente pour la collection ; il propose immédiatement d’organiser, l’été suivant, une exposition consacrée au legs 28Bernard Dorival, conservateur du Musée national d’art moderne, émet la même idée pour la galerie Mollien du Louvre – projet immédiatement accepté par Jean Chatelain, directeur des Musées de France, puis agréé « de grand coeur 29 » par le ministre des Affaires culturelles André Malraux. 
Le 10 décembre, le conseil municipal de la ville du Havre accepte à l’unanimité le legs de Madame Dufy et le projet d’exposition pour 1963 30. Le 13 décembre enfin, le conseil artistique de la Réunion des musées nationaux pour les musées classés et contrôlés donne son avis favorable à l’acceptation du legs au Musée-Maison de la Culture du Havre 31.

Au Havre comme au niveau de l’État, on a grande hâte de venir à Nice sélectionner les oeuvres, mais le curateur et Joseph Reynier veillent au bon respect des procédures administratives. Il faudra de longs échanges entre le notaire, le curateur, Joseph Reynier, le Musée national d’art moderne, la Direction des musées de France et même l’intervention du cabinet du ministre pour qu’on se mette d’accord pour organiser la sélection des oeuvres par les musées. La date de l’exposition du Louvre, imposée par la programmation de la galerie Mollien, arrive très tôt dans l’année 1963 et précipite le calendrier. Soucieux de favoriser la tenue de cet événement, Joseph Reynier obtient du curateur la possibilité pour les musées bénéficiaires d’emprunter les oeuvres sous la forme d’un contrat de prêt « clou à clou » pendant le temps nécessaire aux procédures administratives légales de délivrance officielle des legs 32.

LE CHOIX DES ŒUVRES

Reynold Arnould est désigné le 18 décembre 1962 par un courrier du maire du Havre pour « procéder à Nice au choix des oeuvres devant revenir au musée du Havre 33 ». Les 5 et 6 février 1963, il se rend ainsi à la villa de Guelma avec Bernard Dorival, Jacques Thirion et Michel Laclotte, inspecteur des musées de province. Ils y retrouvent Joseph Reynier, Francis Paulet, maître Japhet, le commissaire-priseur ayant effectué la prisée des oeuvres pour l’inventaire après décès, et maître Fossati.
Sur place sont rassemblés cent quatre-vingt-quatorze tableaux, céramiques, sculptures et tapisseries, ainsi que plusieurs centaines d’oeuvres graphiques, aquarelles, dessins et gravures. Parmi les peintures, Bernard Dorival en juge une cinquantaine de « premier ordre », une autre cinquantaine « de bonne qualité », le reste étant déclaré « d’intérêt moindre », « soit à cause de leur petite taille, soit à cause de leur date très ancienne », soit « par suite de leur qualité 34 ». Les oeuvres déjà affectées aux trois musées par Madame Dufy dans ses lettres du 16 juin 1962 sont d’abord attribuées, dont celles qui étaient stockées au Louvre 35. Les musées du Havre et de Nice ayant déjà reçu chacun quatre tableaux, contre trois pour le Musée national d’art moderne, Joseph Reynier donne à l’État le premier choix, confirmant ainsi son intérêt pour les collections nationales 36. Bernard Dorival désigne alors la grande Amphitrite qui ornait la salle à manger de la villa – puis c’est au tour du Havre et enfin de Nice de choisir.

Les archives du MuMa et les Archives nationales conservent des listes tapuscrites annotées qui sont vraisemblablement celles avec lesquelles les conservateurs ont travaillé ce jour-là. Les oeuvres sont classées selon les valeurs de leur estimation, de la plus haute à la plus faible, et l’on comprend clairement que le choix des musées a priorisé les premières pages, qui rassemblent les pièces les plus importantes. La liste du Havre nous apprend en outre que Reynold Arnould a hésité devant quelques oeuvres – dont une Composition aux bateaux pavoisés, Vénus sortant de l’onde, des Canotiers à Nogent, des Régates à Trouville et une Entrée du port du Havre –, qu’il a disputé à Jacques Thirion quelques toiles – dont un Bouquet et Le Port de Marseille –, et qu’il a cédé à Paris une Nature morte au panier et faisan.
Les oeuvres qu’il a choisies pour Le Havre traduisent surtout sa préoccupation d’appréhender toutes les dimensions de l’oeuvre de Raoul Dufy, à la fois chronologiques et esthétiques : contrairement à ce qu’écrira la presse en 1963, il se montre attentif à ne pas simplement privilégier les vues du Havre et les thèmes qui relient l’artiste à sa ville natale.

Émilienne Dufy, en attribuant au Havre le 16 juin 1962 Le Yacht pavoisé (1904), Les Gymnastes (1905), Jeanne dans les fleurs (1907) et Le Casino Marie-Christine au Havre (1910) 37, soulignait principalement le lien qui se faisait dans son esprit entre la ville d’origine du peintre et ses débuts. Reynold Arnould complète la série avec Mon frère Gaston 38, de la même période, mais ajoute surtout un bel éventail d’oeuvres de la maturité de l’artiste pour mieux montrer le lien qui a uni toute sa vie Dufy au Havre et à la Normandie. Ainsi, L’Estacade et la plage du Havre (vers 1926), Fête maritime et visite officielle au Havre (1928), Baigneuse, cargo, voiliers et papillons (1925-1928), L’Entrée du port du Havre (1910), Baigneuse au Havre (vers 1935), Sortie de régates au Havre (vers 1906), Les Sirènes (1925-1928), Composition aux baigneuses et au nu allongé (vers 1938-1940), La Véranda de Villerville (1930-1933) et Départ de régates à Deauville (1935-1936) 39 nous offrent un large panorama des différents regards portés par Dufy sur ces paysages et ses thèmes favoris.

Mais Reynold Arnould veille à rassembler aussi les vues et paysages des nombreux lieux de vie et de création de Dufy, à Paris et en Île-de-France (Nogent, pont rose et chemin de fer, La Maison de Cuvier dans les arbres 40) comme au bord de la Méditerranée (Le Vieux-Port de Marseille et Notre-Dame-de-la-Garde, L’Obélisque à Hyères, Promeneurs devant le casino de la Jetée, Nice 41).
Il s’attache également à sélectionner des oeuvres représentatives des sujets privilégiés de Dufy pour permettre de mieux les appréhender. C’est vrai des vues d’ateliers (Le Modèle dans l’atelier, Nu debout au bras levé dans l’atelier ou Nu debout aux tableaux, Atelier à Vence, L’Atelier à la sculpture rouge, L’Atelier de la rue Jeanne-d’Arc à Perpignan 42), des projets décoratifs (L’Oise et la Seine 43) ou des oeuvres dédiées à la musique (dont La Musique militaire et surtout Le Violon rouge ainsi que Hommage à Claude Debussy 44), tous particulièrement représentatifs des dernières années de création.
Enfin, Arnould ajoute l’Autoportrait 45, qui permet d’incarner l’oeuvre de Dufy. Le choix que fait Reynold Arnould pour le musée du Havre paraît in fine assez bien équilibré, même si l'absence d'un Cargo noir, un sujet pourtant havrais, peut surprendre. Mais il est vrai qu'aucune oeuvre de cette série ne fut choisie par les trois musées légataires 46.

À la suite des tableaux, c’est au tour des aquarelles puis des dessins, des céramiques et des tapisseries d’être répartis entre les trois musées. L’ensemble est transporté dès le 7 février 1963 au musée Masséna de Nice dans une chambre forte et conservé là jusqu’à la mise en caisse le 14. Le 18 février, Louis Deforges, chef installateur des Musées nationaux, convoie depuis Nice jusqu’aux réserves Visconti du Louvre les quarante caisses rassemblant toutes les oeuvres destinées au Havre et à Paris, ainsi que les prêts de Nice pour l’exposition de la galerie Mollien.

EXPOSITION AU LOUVRE ET ARRIVÉE DES ŒUVRES AU HAVRE

L’exposition Donations Dufy est inaugurée au Louvre le 25 février. Elle ne présente pas la totalité du legs, mais une sélection faite « des plus belles pièces 47 » par les quatre conservateurs. Elle ferme ses portes le 8 avril. Le 19, le camion transportant les oeuvres du Havre se présente au musée au début de l’après-midi. La presse a été conviée : Le Havre libre, Le Havre, Paris-Normandie et même L’Alsace de Mulhouse et Le Nouveau Rhin français de Colmar reproduisent les clichés montrant Reynold Arnould et André Fatras, président de la Maison de la Culture, qui posent à côté des tableaux sortant du camion. Les oeuvres sont inscrites au registre d’inventaire du musée le 14 mai.

L’exposition Raoul Dufy, 70 oeuvres léguées au musée du Havre par Madame R. Dufy est inaugurée le 29 juin 1963 à 15 heures. Pour l’occasion, l’accès au musée est gratuit et tous les Havrais sont invités à découvrir les oeuvres de Dufy 48. Dans son discours inaugural, Reynold Arnould salue l’importance et la portée du legs : « Dufy est mieux que présent aujourd’hui pour nous, car il y est de façon définitive. Le geste de Mme Dufy, reliant le musée du Havre à l’oeuvre de Dufy, ne cessera d’être honoré durant toutes les années à venir 49. » Désormais, le legs d’Émilienne Dufy fonde le coeur de la collection consacrée à l’artiste au musée du Havre. Grâce à son geste, Raoul Dufy est, juste après Eugène Boudin, l’artiste le mieux représenté dans la collection du musée d’art moderne André Malraux.

ACQUISITIONS RÉCENTES ET DÉPÔTS

Les différentes acquisitions faites par la suite par le musée ont visé à compléter le fonds par des aspects du travail de l’artiste qui n’étaient pas encore représentés. En 1974, le legs du Havre est complété par le dépôt de deux toiles et de vingt dessins du Musée national d’art moderne issus du fonds d’atelier que l’État a reçu en legs de Madame Dufy. En 1977, la galerie Hamon, au Havre, offre un nouveau dessin : une étude d’une tête antique datée de 1894 50. En 1979, à l’occasion de l’exposition En habillant l’époque. Impressions/créations de Raoul Dufy et Paul Poiret, sont achetés des métrages de tissus et deux foulards dessinés par Raoul Dufy ; en 1983 et 1984, trois livres illustrés 51.

L’exposition Raoul Dufy, du motif à la couleur en 2003 donne à nouveau au musée l’opportunité d’acquérir une huile sur toile, Pêcheurs au haveneau au Havre (1910) 52, très caractéristique de la période dite « cézannienne » de l’artiste. En 2013, la générosité d’un collectionneur privé normand enrichit encore le fonds d’un nouveau dessin, le portrait du critique d’art Gustave Coquiot 53 (1924). Les dernières acquisitions du musée se sont concentrées sur la période des débuts de Dufy. En 2012, Fin de journée au Havre 54, la toute première oeuvre exposée au Salon de 1901, est achetée avec son étude préparatoire 55 ; elles sont rejointes en 2013 par un Port du Havre (1900) 56 ; enfin, en 2016, la découverte d’un dessin préparatoire 57 pour Fin de journée au Havre permet de compléter l’acquisition de 2012.
Par Clémence Poivet-Ducroix, MuMa Le Havre

Notes

 

1 « Que le soleil participe ou qu’il fasse gris, Le Havre va vivre aujourd’hui une très grande et très symbolique journée qui devrait correspondre dans le coeur des Havrais au retour du coeur de Raoul Dufy parmi eux » : « Présentation publique du legs de Mme Raoul Dufy », Le Havre libre, 29 juin 1963, documentation du MuMa, revue de presse du Musée- Maison de la Culture du Havre, vol. 2 (octobre 1962-février 1963).
2 « Ces oeuvres rejoindront le très petit fonds Dufy que possédait déjà le musée du Havre et qui comprenait d’abord quatre aquarelles datant de 1898 et que Dufy, jeune homme, avait données à sa ville en reconnaissance pour la bourse qui lui avait été octroyée en 1898 » : Yvon Hecht, « Raoul Dufy au Louvre. La trentaine d’oeuvres léguées par sa femme au musée du Havre exposées au pavillon Mollien », Paris-Normandie, 26 février 1963, documentation du MuMa, revue de presse du Musée-Maison de la Culture du Havre, vol. 2.
3 Lettre de Georges Binet au maire du Havre, 23 avril 1901, Le Havre, archives municipales, fonds contemporains, série R2 C2 L5.
4 Lettre d’Alphonse Saladin à Conrad Kickert, 27 juin 1927, documentation du MuMa, dossier Conrad Kickert.
5 René-Jean, « Le musée du Havre vient d’inaugurer une galerie des contemporains », Comoedia, 14 mai 1928, documentation du MuMa, dossier Alphonse Saladin conservateur.
6 Inv. AD 44.2, no 1233 du premier registre d’inventaire du musée (1871-1957).
7 Pierre Courant, « Un grand disparu, Raoul Dufy », Journal de l’amateur d’art, no 109, 10 avril 1953, documentation du MuMa, dossier Raoul Dufy.
8 Achat à la galerie Jacques Hamon le 3 avril 1957 pour 90 000 francs. Inv. D 57.20, no 1927 du premier registre d’inventaire du musée.
9 Achat pour 300 000 francs. Les archives du musée et de la ville du Havre ne permettent malheureusement pas d’identifier le vendeur. Inv. A 57.73, no 1983 du premier registre d’inventaire du musée.
10 Achat à la Guilde internationale de la gravure, 41, rue de Seine, Paris 6e, le 2 mars 1959, pour 3 500 francs. Inv. E 59.24.
11 Respectivement inv. E 60.67, E 60.65 et E 60.66.
12 Inv. 60.109, 60.110, 60.111, 60.112, 60.113, 60.114 et 60.115.
13 « Vous savez que j’ai beaucoup travaillé à obtenir un tel résultat toutes ces dernières années, considérant que notre musée devait espérer pouvoir rendre l’hommage qui était dû au grand peintre havrais Raoul Dufy dont nous ne possédions, malheureusement, que trop peu d’oeuvres et d’une qualité qui n’était pas significative » : lettres de Reynold Arnould à Edmond Langlois et à Robert Monguillon, 18 octobre et 7 novembre 1962, documentation du MuMa, dossier Raoul Dufy, legs de Madame Dufy 1963.
14 Achat à la galerie Jacques Hamon le 16 avril 1962 pour 3 250 francs. Inv. 62.25.
15 « Puis vint la guerre et, pendant une permission, Raoul Dufy emmena sa femme en pèlerinage sentimental là où ils s’étaient connus. Soudain, sur un ton mystérieux, le peintre murmura : “Et surtout, il ne faudra jamais oublier Le Havre.” Un peu inquiète d’une phrase que les circonstances rendaient tragique, la jeune femme promit… » : René Barotte, « Elle a tenu le serment du Havre », Paris-Presse-L’Intransigeant, 5 juillet 1962, Le Havre, archives municipales, dossier biographique de Raoul Dufy.
16 Lettre de Jacques Thirion à Jean Chatelain, 26 juillet 1962, documentation du Musée national d’art moderne (désormais
MNAM), dossier du legs de Madame Dufy.
17 « Je tiens à vous informer que je suis le seul promoteur de l’acte de générosité de Mme Raoul Dufy, comme pourraient en témoigner et la correspondance de celle-ci que je détiens et d’autre part les conservateurs des musées bénéficiaires qui étaient informés de mon intention » : lettre de Joseph Reynier à André Malraux, 13 mars 1963, documentation du MNAM, dossier du legs de Madame Dufy.
18 Voir à ce sujet Didier Schulmann, « La peinture de Raoul Dufy dans la collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne », dans Raoul Dufy. Les peintures de la collection du Centre Pompidou, Musée
national d’art moderne, cat. exp., Nancy, musée des Beaux-Arts, 19 janvier-1er avril 2002, Paris, RMN, p. 13-19.
19 « Ainsi est appelé à se réaliser l’accord conclu il y a plusieurs années avec Monsieur Jean Cassou à qui je disais : “Promettezmoi pour Raoul Dufy une belle cimaise et je m’engage à faire consentir au musée national d’art moderne un legs important.” » : lettre de Joseph Reynier à Jean Chatelain, 10 juin 1963, AN 20144707/140.
20 Documentation du MuMa, dossier Raoul Dufy, legs de Madame Dufy 1963.
21 Ibid.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 Documentation du MNAM, dossier du legs de Madame Dufy.
25 Documentation du MuMa, dossier Raoul Dufy, legs de Madame Dufy 1963.
26 Située au 13, boulevard Édouard-VII, la maison avait été baptisée ainsi en souvenir de l’adresse de l’atelier de Dufy à Paris, une impasse de Montmartre appelée villa de Guelma.
27 Documentation du MuMa, dossier Raoul Dufy, legs de Madame Dufy 1963 et AN 20144707/140. La lettre de Nice n’a pas été vue.
28 Documentation du MuMa, dossier Raoul Dufy, legs de Madame Dufy 1963.
29 Lettre de Bernard Dorival à Joseph Reynier, 24 octobre 1962, AN 20144707/2 et AN 20144707/140.
30 Extrait du registre des délibérations du conseil municipal de la ville du Havre, documentation du MuMa, dossier Raoul Dufy, legs de Madame Dufy 1963.
31 Lettre du ministre d’État des Affaires culturelles au maire du Havre, 17 décembre 1962, Le Havre, archives municipales, fonds contemporains, série R2 C 45 L 4.
32 Le legs est officiellement délivré au Havre le 9 octobre 1963 et l’acte de délivrance du legs envoyé le 7 janvier 1964 seulement.
33 Documentation du MuMa, dossier Raoul Dufy, legs de Madame Dufy 1963.
34 Rapport de Bernard Dorival à Jean Chatelain, 7 février 1963, AN 20144707/140 et documentation du MNAM, dossier du legs de Madame Dufy.
35 À la fermeture de l’exposition de la galerie des Beaux-Arts, à Paris, à la fin du mois de septembre 1962, les oeuvres appartenant à Madame Dufy ont été renvoyées à Nice, sauf six qui faisaient l’objet de ces promesses de don et ont été déposées dans les réserves du Louvre.
36 « Ne vous préoccupez pas de la rotation car, ayant toujours reçu un excellent accueil dans le Musée national d’art moderne, je me propose d’agir au mieux de ses intérêts » : lettre de Joseph Reynier à Bernard Dorival, 22 octobre 1962, AN 20144707/140.
37 Respectivement inv. 63.7.1, 63.7.2, 63.7.3 et 63.7.4.
38 Inv. 63.7.13.
39 Respectivement inv. 63.7.6, 63.7.5, 63.7.8, 63.7.16, 63.7.28, 63.7.29, 63.7.27, 63.7.19, 63.7.10 et 63.7.25.
40 Respectivement inv. 63.7.7 et 63.7.12.
41. Respectivement inv. 63.7.9, 63.7.21 et 63.7.23.
42. Respectivement inv. 63.7.30, 63.7.11, 63.7.22, 63.7.17 et 63.7.20.
43 Inv. 63.7.15.
44 Respectivement inv. 63.7.18, 63.7.24 et 63.7.14.
45 Inv. 63.7.26.
46. Analysant le fonds du Musée national d'art moderne, Didier Schulmann écrit qu'à cette date « Raoul Dufy commençait à ne plus correspondre du tout aux sensibilités qui émergeaient dans le monde des musées de France [et que c'est] sans grande analyse du contenu de ce fonds que sa répartition fut gérée [...] et les séries (qui faisaient l'originalité de ce fonds d'atelier) [...] impitoyablement partagées » : D. Schulmann, « La peinture de Raoul Dufy… », op. cit., p. 17.
47 Lettre de Bernard Dorival à Jean Chatelain, 7 février 1963, documentation du MNAM, dossier du legs de Madame Dufy.
48 « Présentation publique du legs de Mme Raoul Dufy », Le Havre libre, 29 juin 1963, documentation du MuMa, revue de presse du Musée-Maison de la Culture du Havre, vol. 3 (mars-décembre 1963).
49 « Les grandes heures du musée du Havre. Dufy entrant chez lui samedi pour vivre la part immortelle de sa gloire », Le Havre libre, 1er juillet 1963, documentation du MuMa, dossier Raoul Dufy, legs de Madame Dufy, 1963.
50. Inv. 2014.0.1.
51 Les Côtes normandes de Michel de Saint Pierre (inv. 83.13), Concert des anges de Jean Witold (inv. 83.99) et Le Poète assassiné de Guillaume Apollinaire (inv. 87.1).
52 Inv. 2004.1.1, achat avec l’aide du Fonds régional d’acquisition pour les musées (FRAM) de Normandie.
53 Inv. 2013.3.1.
54 Inv. 2012.1.1, achat avec l’aide du FRAM Normandie et de l’AMAM, Association des amis du musée Malraux.
55 Inv. 2013.1.1, achat avec l’aide du FRAM Normandie et de l’AMAM.
56 Inv. 2013.4.1, achat avec l’aide du FRAM Normandie.
57 Inv. 2016.6.1, achat avec l’aide du FRAM Normandie.