Cargos noirs

L'ultime série
Dufy choisit une nouvelle fois Le Havre comme cadre de son ultime série. Le paysage de l’ample baie du Havre et de Sainte-Adresse est recomposé librement, synthétisé à partir d’un point de vue situé sur la plage, regardant vers le large. Dufy agence les éléments qui constituent l’essence même de ce panorama, comme des signes. Au loin un cargo s’avance.
 
Installé dans le sud de la France pour des raisons de santé, Dufy se montre très affecté par les destructions qui ont frappé sa ville natale. En avril 1945 est organisé un grand gala au profit des sinistrés de la Seconde Guerre mondiale. Dufy offre alors une aquarelle qui y sera vendue aux enchères : on y voit très nettement se profiler le motif du cargo noir. Ce motif apparaît bien dès le milieu des années 1920 mais ne devient « le prétexte à de nouvelles recherches picturales » qu’après-guerre. Tourné vers ce scintillement incandescent de la mer, Dufy se souvient de l’impression d’aveuglement. « …Le soleil au zénith, c’est le noir : on est ébloui ; en face on ne voit plus rien ». « C’est le noir qui domine, il faut partir du noir », pour inventer « une composition qui trouve la luminosité dans les contrastes de la couleur ».

FOCUS ŒUVRE __  
Dufy explore ce thème de deux manières distinctes. Dans un cas, il recouvre presque uniformément la surface d’une couleur sombre, monochrome et dessine la silhouette du bateau en blanc, ou en trace les contours avec le bout du manche du pinceau. Les traits semblent alors comme incisés sur le fond et rappellent la pratique de la gravure sur bois du début des années 1910. Dans l’autre, Dufy articule les plans colorés en grandes masses. Placée au centre, la couleur gagne une intensité particulière et c’est autour de ce point nodal, incarné par le cargo noir, que s’organise toute la composition du tableau. Les traits dessinent la silhouette du bateau sur une zone sombre parce que Dufy observe que « nos yeux voient une autre couleur du fait de la forme centrale délimitée par le trait qui l’isole ; ils en accusent encore la concentration. Et l’objet, ainsi resserré, vers quoi converge l’attention, prend non seulement un aspect prépondérant quant à sa surface, mais encore relativement à sa couleur à laquelle le spectateur ajoute mentalement une plus grande intensité parce qu’elle est choisie et placée là, au milieu du tableau où, selon la volonté du peintre, elle doit être perçue avant toute autre chose. »
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Dans un article paru en 1953, le critique d’art Pierre Courthion résume admirablement la démarche de Dufy pour cette ultime série en ces termes : « Ce qui me tente maintenant, me disait Dufy hardiment (et c’était quelque peu avant sa fin), ce serait de reprendre le problème de la couleur en dehors de la loi des complémentaires. » Et d’ajouter : « Dufy avait rejeté la loi du clair-obscur, ainsi que tout ce qui repose sur l’éclairage physique de l’objet. […] Il cherchait à rendre par la couleur noire l’éblouissement que nous éprouvons à regarder le soleil. »
 
La série des Cargos noirs consacre l’aboutissement des recherches de l’artiste sur la question de la lumière et de la couleur. Et par son allure fantomatique, le vaisseau noir évoque peut-être le pressentiment d’une mort annoncée, celle du peintre qui allait survenir peu de temps après, en 1953.
Texte d’Olivier Gaulon, d’après les textes d’Annette Haudiquet, de Sophie Krebs, de Nadia Chalbi, ainsi que d’extraits de presse de l’époque.