Le poète de l’industrie

Portraits d’automobiles (1955)

Reynold ARNOULD (1919-1980), DS-Citroën, vers 1955, fusain et gouache sur papier, 35 x 60 cm. Paris, courtesy Galerie gimpel & müller. © cliché S. Nagy
Reynold ARNOULD (1919-1980), DS-Citroën, vers 1955, fusain et gouache sur papier, 35 x 60 cm. Paris, courtesy Galerie gimpel & müller. © cliché S. Nagy
Le 26 octobre 1955, trois semaines après l’ouverture du Salon de l’auto qui fait découvrir au public la nouvelle Citroën DS, Reynold Arnould inaugure une exposition sur le thème de l’automobile, au musée des arts décoratifs à Paris. Elle se compose de trente-quatre huiles et quatre-vingt-six gouaches, pastels et dessins. Son séjour aux Etats-Unis du début des années 1950 l’a sensibilisé à l’esthétique de cet objet technique familier : « C’est la nouvelle nature morte de notre époque. J’ai tenté de poétiser ses lignes aux possibilités plastiques étonnantes. Bref, j’ai choisi l’auto comme thème d’inspiration parce que je veux que ma peinture suive le rythme même de la vie » déclare-t-il à un journaliste[1].
 
Reynold ARNOULD (1919-1980), Sans titre, voiture-hippopotame (peut-être Sunbeam-Talbot 90), vers 1955, huile sur toile, 55 x 46 cm. Collection Rot-Vatin. © cliché S. Nagy
Reynold ARNOULD (1919-1980), Sans titre, voiture-hippopotame (peut-être Sunbeam-Talbot 90), vers 1955, huile sur toile, 55 x 46 cm. Collection Rot-Vatin. © cliché S. Nagy
Il met en scène les carrosseries anthropomorphes ou zoomorphes des véhicules de l’époque, qui composent, selon la formule de Roland Barthes dans Mythologie un « bestiaire de la puissance »[2]. La voiture est aussi saisie dans sa présence urbaine, celle des embouteillages. Le peintre les empile dans des totems, réminiscences de son séjour au Mexique, un peu à la manière des accumulations que va mettre en œuvre quelques années plus tard le sculpteur Arman. A ces amas figés, s’oppose la dynamique des bolides aérodynamiques saisis dans l’esprit du futurisme italien. Le succès de cette exposition, conduisent Georges Salles, le directeur des Musées de France, et Jacque Guérin, le directeur du musée des arts décoratifs, à encourager Reynold Arnould à se lancer dans une opération plus ambitieuse : le portrait de l’industrie moderne. Ce sera, cinq ans plus tard, Forces et rythmes de l’industrie.

Forces et rythmes de l’industrie (1959)

Par son organisation, l’exposition Forces et rythmes de l’industrie est unique dans les annales de l’art contemporain. Elle a été rendue possible par le mécénat conjugué de douze grandes entreprises, publiques et privées, qui ont été sollicitées par le peintre. Celles-ci lui ont également ouvert les portes de leurs usines, lui ont organisé des visites et fourni de la documentation technique et photographique. Ces entreprises étaient parmi les pionnières du mouvement de « relations publiques », importé des Etats-Unis dans les années d’après-guerre[3]. L’enjeu n’était pas tant de promouvoir leurs marques que de faire valoir leur utilité sociale, leur contribution au « progrès », thématique centrale dans ces années du relèvement industriel de la France. Il s’agit de montrer que l’utilité économique ne s’oppose pas aux valeurs humanistes de la culture. Le progrès pour tous passe aussi par l’accès à l’art.      
 
Reynold ARNOULD (1919-1980), Esso, feutre sur papier, 58,7 x 39,5 cm. Le Havre, musée d’art moderne André Malraux, don Marthe Arnould, 1981. © 2015 MuMa Le Havre / Charles Maslard
Reynold ARNOULD (1919-1980), Esso, feutre sur papier, 58,7 x 39,5 cm. Le Havre, musée d’art moderne André Malraux, don Marthe Arnould, 1981. © 2015 MuMa Le Havre / Charles Maslard
Au cours des années 1957-1958, Arnould parcourt la France de la modernité technique : l’aéroport d’Orly et le centre atomique de Marcoule, les centrales électriques de Creil et d’Alfortville, les barrages et les usines électrochimiques des Alpes, les mines et la carbochimie du nord, les usines Péchiney de Provence et les verreries de Saint-Gobain en Picardie, l’usine de fabrication de téléviseurs de Philips à Chartres et l’usine Renault à Flins construite par son ami l’architecte Bernard Zerhfuss, le champ pétrolier d’Esso à Parentis dans les Landes et sa raffinerie de Port-Jérôme dans la basse vallée de la Seine, l’usine du Bourget de la Compagnie électro-mécanique, où se fabrique alors les moteurs du paquebot France… Il réalise des centaines de croquis, parfois pris sur le vif, parfois inspirés de photographies industrielles. Il se fait expliquer les installations. Sur ces croquis, sont parfois notés des couleurs, mais aussi des précisions techniques comme le sens de rotation des machines.
 
Reynold ARNOULD (1919-1980), Derrick Parentis, 1958-1959, huile sur toile, 162 x 97 cm. Le Havre, musée d’art moderne André Malraux, don Marthe Arnould, 1981. © 2015 MuMa Le Havre / Charles Maslard
Reynold ARNOULD (1919-1980), Derrick Parentis, 1958-1959, huile sur toile, 162 x 97 cm. Le Havre, musée d’art moderne André Malraux, don Marthe Arnould, 1981. © 2015 MuMa Le Havre / Charles Maslard
Ces dessins sont ensuite repris dans des toiles d’apparence abstraite, mais où l’on peut retrouver le matériau d’origine. Il opère, sur les motifs machiniques, le même travail de déconstruction/reconstruction qu’il avait réalisé sur le paysage de Lascour ou sur le portrait de Camille Renault dix ans auparavant. Lors de l’exposition, trois cent croquis réalistes sont présentés à côté de la centaine de toiles et d’autant de gouaches ou de grands fusains. Reynold Arnould entend présenter ses procédés à un public dont il espère qu’il ne soit pas composé que d’amateurs d’art confirmés.
 
L’ambition de Reynold Arnould est de saisir le cœur même de l’activité industrielle, sa dynamique productive. En ce sens, la série des œuvres de Forces et rythmes de l’industrie a un caractère unique dans l’histoire de la peinture industrielle. Elles se distinguent nettement de deux genres classiques : la représentation ouvriériste de la force et de la peine au travail, le paysage industriel. Elle diffère aussi des représentations composées de la logique productive que l’on trouve dans les toiles de François Bonhommé au XIXe siècle et encore dans les œuvres industrielles d’André Lhote. Mais, en dépit de leur transposition dans l’esthétique de la nouvelle école de Paris, les machines d’Arnould sont « réelles », à la différence de celles de Picabia, de Kupka ou de Tinguely.
 
Reynold ARNOULD (1919-1980), L’Alliage (Ugine), (FRI n° 39), vers 1958-1959, huile sur toile, 100 x 100 cm. Collection Rot-Vatin. © cliché S. Nagy
Reynold ARNOULD (1919-1980), L’Alliage (Ugine), (FRI n° 39), vers 1958-1959, huile sur toile, 100 x 100 cm. Collection Rot-Vatin. © cliché S. Nagy
Sa dette est grande en revanche à l’égard de Jacques Villon, qui avait peint les machines agricoles dans les années 1940. Il lui emprunte les coloris en camaïeux, une représentation dynamique de la machine héritée du futurisme italien, le sens du trait qui accompagne le mouvement de la machine et jusqu’aux formes triangulaires de ses petits personnage insérés dans les rouages des grandes mécaniques. Le travail d’Arnould s’inscrit aussi dans l’esprit de la nouvelle figuration, déjà revendiquée par Fernand Léger, qui constitue une des voies de réponse de la peinture à la photographie. Particulièrement suggestive est en ce sens le jeu sur les plans et les échelles : figuration en coupe d’une mine, représentation macroscopique d’un réseau aérien ou électrique, ou, au contraire, microscopique d’une structure moléculaire vue au microscope électronique.
 
Reynold Arnould et André Malraux au vernissage de l’exposition Forces et rythmes de l’industrie, au musée des arts décoratifs de Paris, le 16 octobre 1959, tirage photographique contrecollé sur bois, 80 x 80 cm. Paris, courtesy Galerie gimpel & müller. © cliché S. Nagy
Reynold Arnould et André Malraux au vernissage de l’exposition Forces et rythmes de l’industrie, au musée des arts décoratifs de Paris, le 16 octobre 1959, tirage photographique contrecollé sur bois, 80 x 80 cm. Paris, courtesy Galerie gimpel & müller. © cliché S. Nagy
L’exposition est inaugurée par André Malraux, tout récemment nommé ministre de la Culture, qui rencontre à cette occasion Reynold Arnould dont il restera proche. Son succès public est médiocre en dépit de son retentissement médiatique orchestré par les mécènes : presse artistique, presse quotidienne, nationale comme locale, presse hebdomadaire généraliste, presse économique, radio, télévision … La critique fut souvent dure. André Malraux avait prévenu le peintre le jour de l’inauguration : « Vous allez voir toute la critique dérailler »[4]. On mit en cause l’originalité de la peinture d’Arnould, son inféodation supposée à ses mécènes, sa volonté d’embellir l’industrie, et, plus généralement, la légitimité même du motif industriel en peinture. Si la presse d’obédience communiste lui sait quand même gré d’avoir été à la rencontre de l’usine, celle de la gauche non-communiste se fit la plus sévère.
 
Exposition Forces et rythmes de l’industrie au Palais de la Bourse du Havre, janvier 1960 Photographie (DR). Le Havre, Archives du musée d’art moderne André Malraux
Exposition Forces et rythmes de l’industrie au Palais de la Bourse du Havre, janvier 1960 Photographie (DR). Le Havre, Archives du musée d’art moderne André Malraux
L’exposition est ensuite accrochée au Havre, au Palais de la Bourse, inauguré en 1957, puisque le musée des Beaux-Arts n’est pas encore ouvert, puis au musée de Rouen. La presse normande se félicite du succès de l’enfant du pays, qui incarne les ambitions nouvelles d’une région douloureusement touchée par la guerre. Reynold Arnould va également marquer les villes du Havre et de Rouen par ses réalisations monumentales.

Notes

[1] Gwenaële Rot et François Vatin, Reynold Arnould, La poétique de l’industrie, Paris, Presses universitaires de Nanterre, 2019, p.18
[2] Roland Barthes, « Petite mythologie du mois : La nouvelle Citroën », in Les Lettres nouvelles, n° 33, décembre 1955, repris in Mythologies, Paris, Seuil, 1957.
[3] Voir Gwenaële Rot et François Vatin, « Effets de miroir à Saint-Gobain. Relations publiques et sociologie du travail (1956-1958) », in Le Mouvement social, vol. 1, n° 262, 2018, p. 107-129.
[4] Cité in Gwenaële Rot et François Vatin, op. cit., p. 80.
Biographie établie par François Vatin d'après Gwenaële Rot et François Vatin, Reynold Arnould. Une poétique de l'industrie, Paris, Presses universitaires de Nanterre, 2019
 
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