Autobiographie

Pierre PETIT (1832-1909), Portrait d’Eugène Boudin, photography. © Honfleur, musée Eugène Boudin
Pierre PETIT (1832-1909), Portrait d’Eugène Boudin, photography. © Honfleur, musée Eugène Boudin
« Quoique né à Honfleur d'un père marin, je n'aurai pas l'ingratitude d'oublier que c'est la ville du Havre où j'ai été élevé qui m'a encouragé et pensionné pendant trois années.
J'ajouterai même que ce fut pour moi et sur les instances d'Alphonse Karr, que Troyon, Isabey et Couture, sollicitèrent, appuyés par Couveley, alors conservateur du Musée, une pension annuelle qui me permit enfin d'aller à Paris et d'y passer quelques mois.

Mais, avant cela, j'avais tendu bien des carrés de papier à pastel. Le pastel était alors en vogue. Ce fut vers 1846 que Millet, qui venait d'étudier à Paris sous Delaroche, cherchait « du travail » selon son expression, et vint faire au Havre une série de portraits, depuis trente francs, à l'huile et au pastel. Le futur auteur de l’Angélus n'était guère cossu alors. Privé de la maigre pension qu'il recevait de Cherbourg, sa ville d'adoption aussi, il en était réduit à faire des dessins dans différents genres, des Vert-Vert, puis de petits pêcheurs à la ligne, le torse nu et diaprés de taches de soleil dans le goût de Diaz et de Couture. Il cherchait sa voie. Ce fut l'auteur de tant de beaux dessins qui me corrigea mon premier essai, un paysage dans la manière de Troyon, dont j'avais eu tant de fois l'occasion d'encadrer et de vendre les pastels.
A dater de ce moment, c'en fut fait du papetier-encadreur.

Lorsque Millet me vit manifester l'intention d'en faire aussi, comme il disait, il ne me dissimula point son inquiétude sur mon avenir, lui dont la route n'a pas été semée de roses. Le pauvre grand peintre pressentait la série d'épreuves qu'il me serait donné de subir. Il était lui-même dans une passe si difficile qu'il dut rester près de deux années au Havre où il était venu en passant.
Vous devez bien penser que je n'en tins pas compte : je quittai un métier solide pour prendre le pinceau.

Le portrait était alors en vogue ; ce fut dans ce genre que je débutai. J'y aurais fait quelques progrès sans doute, mais outre que ma manière ne plaisait guère aux bourgeois, le daguerréotype venait d'être inventé et le portrait peint subit un temps d'arrêt : on y renonça tout à fait.
Il fallut chercher à gagner sa vie en faisant tout ce qui concernait son état ; je fis ce que je pus... tableaux de salle à manger, aquarelles, paysages et enfin tout ce qui pouvait rapporter quelque profit.

Ma pension avait pris fin : La ville du Havre ne me devait plus rien, mais elle avait eu une déception. On s'imaginait que j'allais revenir, après trois années d'entretien, un phénix de l'art ; j étais revenu, plus perplexe que jamais, sollicité par les célèbres d'alors, allant de Rousseau qui nous séduisait, à Corot qui commençait à nous montrer une autre voie. C'est ainsi que s'écoulent les plus précieuses années de ceux qui, comme moi et tant d'autres, tâtent le terrain et s'essaient durant des années à chercher ce qui peut plaire au public, souverain dispensateur de la renommée. On cherche sa voie et l'on ne parvient, en faisant les plus grands efforts, qu'à gâter ce que l'on avait en soi d'original. Combien n'en voyons-nous pas autour de nous de ces fourvoyés, dignes d'un meilleur sort !

Si Corot, avec un immense talent, avait toutes les peines du monde à se faire un nom, que n'avions-nous pas à souffrir, nous autres écoliers ! La peinture grise n'était guère goûtée à ce moment-là, surtout pour la marine. Gudin trônait, Isabey renchérissait sur la couleur naturelle; Le Poittevin et d'autres encore faisaient fureur en peignant de chic ; ce n'était guère l'occasion d'apporter du gris ! On n'en voulait à aucun prix. Il fallut se retirer dans sa province en attendant des temps meilleurs, et c'est ainsi que je suis resté près de quinze années sans revenir à Paris.

Si la province m'avait fourni des ressources plus durables, j'y serais sûrement resté, faisant du professorat, comme beaucoup de mes collègues l'ont fait, mais je n'avais guère ce qui fait le bonheur des amateurs provinciaux. Ce fut encore une fois cet excellent Isabey qui m'engagea à essayer de faire prendre mes marines à Paris. Jongkind, son élève, commençait à faire avaler une peinture dont l'écorce un peu dure cachait un fruit excellent et des plus savoureux. J'en profitai pour entrer aussi par la porte qu'il avait forcée et je commençai, quoique timidement encore, à offrir mes marines.

En 1870, réfugié en Belgique, je m'évertuai à reproduire quelques vues de Bruxelles et d'Anvers qui pourront peut-être intéresser les amateurs de l'avenir par un côté assez juste et assez sincère.
Depuis, j'ai fait, dans des genres différents, diverses séries de marines, des plages où l'on pourra retrouver sinon un grand art, du moins une reproduction assez sincère du monde de notre époque. Peut-être aussi trouvera-t-on dans mes études du ciel, un côté de la grande nature céleste qui n'a jamais été ni plus ni mieux exploré par mes prédécesseurs.

Je n'ose pas mettre en ligne mes petits bateaux dont j'ai pourtant fait une étude bien laborieuse. Pour n'être pas aussi parfaits dans leurs détails que ceux des Hollandais, ce qui est d'ailleurs contraire au goût du public de notre temps, je me flatte de croire qu'on pourra les voir avec intérêt plus tard et y retrouver l'allure, les gréements et l'état de nos ports à notre époque.

Tout cela est un bien mince mérite pour me mettre en ligne à côté des grands talents du présent. Si je n'ai pas le mérite d'être classé parmi ceux-là, j'aurai peut-être eu aussi ma très petite part d'influence dans le mouvement qui porte la peinture vers l'étude de la grande lumière, du plein air et de la sincérité dans la reproduction des effets du ciel. Si plusieurs de ceux que j'ai eu l'honneur d'introduire dans la voie, comme Claude Monet, sont emportés plus loin par leur tempérament personnel, ils ne m'en devront pas moins quelque reconnaissance, comme j'en ai dû, moi-même, à ceux qui m'ont conseillé et offert des modèles à suivre.
En voilà bien long sur moi, cher Monsieur ; je n'ai pas la prétention, croyez-le bien, de tenir une si grande place parmi les contemporains ; je suis un isolé, un rêvasseur qui s'est trop complu à rester dans son coin et à regarder le ciel. L'avenir fera de moi ce qu'il fait de nous tous. J'ai bien peur que ce soit de l'oubli. »

Gustave Cahen p. 4-11, publié dans "l’Art", compte-rendu du Salon de 1887, tome XLIII