Le Travail

Paul César HELLEU (1859-1927), Eugène Boudin travaillant à Trouville sur la jetée, drypoint, 26 x 19.5 cm. © MuMa Le Havre / Charles Maslard
Paul César HELLEU (1859-1927), Eugène Boudin travaillant à Trouville sur la jetée, drypoint, 26 x 19.5 cm. © MuMa Le Havre / Charles Maslard
L’un des premiers, Boudin montre une véritable obstination à peindre en plein air. Il affirme que « trois coups de pinceau d’après nature valent mieux que deux jours de travail au chevalet ». Quand il voyage, il emporte « un lourd bagage de peintre » : un rouleau de toiles non montées, « de l’eau, des papiers en blocs plus la boîte et les crayons » et, bien entendu, un parasol.

Il esquisse ses peintures sur le motif : « Je voudrais frotter quelques marines sur nature » [25 septembre 1868]. Le verbe frotter évoque le travail rapide et léger du pinceau, qui caractérise les esquisses peintes. Si les éléments sont favorables, il travaille jusqu’à épuisement des réserves. Mais, bien souvent, « le peintre propose et le ciel s’y oppose ». Aussi note-t-il dans l’un de ses carnets : « On peut compter comme peintures directes les choses faites sur le lieu ou sur l'impression toute fraîche ».

Le travail sur le motif ressemble plus à un combat qu’à une partie de plaisir : « Je voudrais déjà, pour ma part, être au champ de bataille ! Courir après les bateaux… suivre les nuages le pinceau à la main. » [16 juin 1882]. Les caprices de la météorologie compliquent les choses et entraînent « maux de gorge », « coups de froid », rhumatismes… sans même parler du « vent qui siffle et qui vous bouleverse le pauvre peintre et son attirail ! » [25 mai 1886]. Parfois, « on a les yeux crevés par l’intensité lumineuse » [à Allard, 1er août 1897, collection particulière]. Pour ces diverses raisons, il achève rarement ses peintures devant le motif : « Je ne sais pas si j’emporte des choses bien intéressantes, mais toujours trop d’esquisses de tableaux, etc. si difficiles à faire complets sur nature » [5 novembre 1880]. De plus, Boudin a besoin d’un certain recul : « Il n’y a qu’à Paris, dans le silence de l’atelier, qu’on se juge bien » [à Braquaval, 30 octobre 1894].

Mais il sait que la force et l’originalité de son travail résident dans cette apparente immédiateté de la représentation : « Moi qui fais tout mon possible pour laisser à ma peinture, au contraire de bien d’autres, l’aspect de l’esquisse » [11 novembre 1888]. Ceci complique le travail de finition. D’autant que Boudin n’a pas la même notion de « fini » que ses contemporains : « C’est que toi & bien des amateurs de province vous vous habituez à croire que le travail excessif fait la bonne peinture » [11 septembre 1888]. Non seulement le nerveux de la touche disparaît, mais les couleurs perdent leur éclat : « Nos études hollandaises ont un véritable succès. Le difficile à cette heure est de leur donner un fini suffisant pour ne pas les salir cependant » [18 décembre 1884]. Aussi, Boudin préfère utiliser le terme « perler » : « j’ai perlé votre petite vue de Rotterdam sans en altérer la touche et le brio » [à Van der Velde, 5 avril 1888, Archives du Havre].

« Collier de forçat », « limer », « esclavage » « condamné », «  bourreau », « éreintement » sont des termes couramment utilisés par Boudin pour évoquer ce travail en atelier. Le terme d’atelier par Boudin est indu. Faute de moyens, il devra longtemps de contenter d’un « petit trou de chambre inondé de reflets » [17 février 1882]. Simple chambre ou véritable atelier, l’espace dans lequel Boudin travaille est toujours ouvert au véritable « amoureux de la peinture ».
 
« Je n’ose pas songer aux plages inondées de soleil, aux beaux ciels nuageux qu’il serait si bon de peindre en respirant la brise de mer... ne songeons pas à tout cela puisque nous sommes prisonniers de fait. »
[à Ferdinand Martin, 14 juin 1869]
 
« Nous n’avons pourtant pas été trop favorisés, car nous avons eu environ trente jours de mauvais temps sur les quarante-cinq que nous venons de passer […] Enfin nous avons usé notre dernière toile & notre dernier morceau de papier ! Si tout cela était aussi bon que nombreux, nous aurions des trésors en rouleau.»
[à Ferdinand Martin, Plougastel Le Passage, 8 novembre 1871]
 
« Enfin nous nous décidâmes à prendre la route de Camaret ou nous sommes depuis plus d’un mois., luttant contre vents et marées - c’est à la lettre - souffrant, mais travaillant avec une sorte de rage qui nous fait quelquefois oublier nos maux & nos douleurs […] Grâce aux soins de la patronne qui s’est ingéniée à me fabriquer des passe-montagne en tricot, casquette à rabat de flanelle & autres douceurs, j’affronte des temps affreux sur les côtes où le vent règne sans trêve. »
[à Ferdinand Martin, Camaret, 20 octobre 1872]
 
« Depuis quelques jours notre métier est devenu des plus pénibles… après avoir gelé il nous est tombé des chaleurs insensées : des orages qui nous accablent… on ne peut plus résister, même à l’ombre… Juge un peu de ce que c’est au soleil, mon bon : on peint avec la sueur en guise d’huile et je ne me sens pas le courage d’aller plus loin. D’ailleurs on a épuisé ses munitions. J’ai travaillé comme un mercenaire depuis un mois, n’ayant pas eu un seul jour de pluie depuis notre arrivée… mais mon cher que de difficultés. Comme tu me tirerais l‘oreille si tu voyais mes études [mot raturé] sur leur peu de fini, mais que de difficultés. Vois-tu là un bateau qui passe et qu’on a à peine le temps de saisir : et l’eau qui se dérange ses ondes sous l’influence du vent ou du bateau à vapeur… Et la marée qui nous [illisible] tout ça… Si tu m’y suivais une fois naïf admirateur du fini, tu m’accorderais la plus grande dose de patience et de persistance qu’il soit possible d’obtenir d’une attention humaine, n’en doute pas »
[à Ferdinand Martin, Dordrecht, 6 juillet 1884]
 
« J‘ai tant souffert du froid dans ce funeste mois que je ne sais vraiment pas comment j‘ai pu y résister… pendant trente-sept jours, j’ai reçu dans le dos ou dans la poitrine les plus rudes coups de vent ; tout le temps dans ce gouffre de vent qui souffle sir fort sur les ponts, sur les quais oh quelle tourmente ! J’en suis devenu presque sourd. Et j’ai comme toi des douleurs qui m’ont donné bien des inquiétudes… la nuit surtout c’est intolérable et je me suis cru bien malade… le courage seul m’a soutenu… Je m’étais empaqueté tout le corps dans une énorme bande de flanelle qui m’a sauvée… mais non pas guéri. Enfin ton remède est bon ; je le ferai lorsque je serai à la case ; j’ai dû dans tout le cours de mon voyage, me soulager (?) de frictions… ça soulage, mais ça ne guérit point ! »
[à Ferdinand Martin, Paris, 20 juillet 1890]
 
« Il va falloir ces jours-ci endosser le collier du forçat… Plus d’excursions au quai… plus de plaisir à prendre en pleine nature. On va se mettre à limer l’ouvrage, et c’est le côté fatiguant et pénible, car il faut se battre les flancs pour se mettre en verve et l’on n’y parvient pas tous les jours, je t’assure. »
[à Ferdinand Martin, Deauville, 28 octobre 1886]
 
« L’atelier me fatigue déjà. Toujours en fournir - de la verve - c’est assez mal aisé je t’assure. On en apporte une certaine provision, mais ça s’épuise par degrés… La mémoire se fatigue et l’on peine au lieu d’aller bravement comme on y allait sur nature »
[à Ferdinand Martin, 31 janvier 1884]
 
« C’est que toi & bien des amateurs de province vous vous habituez à croire que le travail excessif fait la bonne peinture. Je voudrais bien t’ôter cette idée, si je ne puis l’ôter aux autres… Loin d’y apporter une perfection quelconque le travail, le vidoursage* comme on dit dans les ateliers pour indiquer la peinture peinée ne fait que la rendre insipide… Crois-tu que le monsieur qui s’est payé le Réserviste de votre dernier Salon saura jamais retrouver l’argent qu’il a mis dans ce trompe-l’œil sitôt ? Jamais. Je prends ce détour pour en revenir à moi qui fais tout mon possible pour laisser à ma peinture, au contraire de bien d’autres, l’aspect de l’esquisse, et déjà l’on m’accuse de trop fignoler ! SI tu voyais l’exposition de 33 jeunes chez Petit… C’est là que tu pousserais des cris d’effroi. »
[à Ferdinand Martin, 11 septembre 1888]
* Vidoursage : « Terme employé dans les ateliers pour qualifier un peintre qui ne se préoccupe, en peignant son tableau, ni du ton ni de la perspective. Il le vidourse, il le lime, il le lèche. Allusion à la fameuse expression : Il est poli comme un vi d’ours. De là : vidourse » Charles Virmaître, Dictionnaire d'Argot Fin-De-Siècle. 1902
 

« J’ai trouvé quelque plaisir à revoir mes études que je n’avais pas encore regardées depuis un mois. Les Caudebec ne sont pas aussi mauvais que je le croyais sur le lieu. On pourra en tirer parti… J’ai repris aujourd’hui un des paysages de la vallée. Je voudrais vous avoir là pour vous montrer avec quel soin ce doit être retouché, ces études-là… Je vais mettre en train nos deux brouillards, puis les marchés et bien d’autres grandes toiles déjà tracées. Il faut se rompre au travail de l’atelier »
[à Braquaval, 1er octobre 1889, collection particulière]
 
Sauf mention contraire dans le texte, toutes les citations sont extraites de la correspondance d’Eugène Boudin conservée à l’Institut national d'histoire de l'art (INHA).