La Famille

Eugène BOUDIN (1824-1898), Portrait de Léonard-Sébastien Boudin, père de l’artiste, ca. 1863, , 29.2 x 22.5 cm. . © Honfleur, musée Eugène Boudin / Henri Brauner
Eugène BOUDIN (1824-1898), Portrait de Léonard-Sébastien Boudin, père de l’artiste, ca. 1863, , 29.2 x 22.5 cm. . © Honfleur, musée Eugène Boudin / Henri Brauner
Les extraits choisis ici proviennent en grande partie de lettres échangées entre Boudin et sa famille. Boudin restera toute sa vie très attaché aux siens : son père (Léonard Sébastien), marin, mort en 1863, sa mère, Marie Félicie dont le décès en 1871 l’affectera beaucoup, ses frères cadets, Louis et Onézime, sa sœur Désirée, ses neveux et nièces… et enfin sa femme Marianne, originaire du Finistère qu’il épouse en 1863. Marianne partagera ses débuts difficiles et l’accompagnera jusqu’à son décès en 1889, laissant l’artiste désemparé. Jusqu’à la fin de sa vie, Boudin se montrera un frère et un oncle attentionné, subvenant régulièrement aux besoins de sa famille.

« Chers parents, […] J’engage Maman à se tranquilliser sur notre sort. […] Notre pitance va être assurée pour un petit bout de temps et je vais pouvoir me mettre à produire quelques tableaux. Je viens à l’instant d’aller chasser au marché une brassée de gibier : perdreaux, bécasses et jusqu’à un faisan. Notre père ne manquerait pas blaguer Louis sur sa chasse s’il voyait la mienne ! C’est que demain a lieu la fermeture de la chasse et qu’il faut faire ses provisions. Nous allons commencer à les peindre et après ce sera l’affaire de Marianne d’en tirer parti. Tout cela sera un brin faisandé, mais bah ! Avec un chou ça reviendra superbe ! Vous voyez que nous avons de quoi passer un bout de Carême pas trop maigre… Papa continue-t-il ses voyages de Trouville et est-il content de ses affaires ? J’espère que Nésime est un lecteur assidu du journal et Miss grandit-elle toujours ? [...] »
[à Léonard-Sébastien et Marie-Félicitée Boudin, Paris, 20 février 1861, Institut Néerlandais]
 
« Mon cher Louis, […] Je n’ai guère le temps de répondre longuement à ta lettre, mais afin que notre bonne mère ne s’afflige pas un instant de plus je t’adresse un petit mandat que tu iras lui toucher de suite si tu peux. Nous aurions bien voulu lui adresser un louis au moins, mais nos finances se ressentent encore de la brèche que venaient d’y faire les loyers… »
[à Louis Boudin, Paris, 10 mai 1861, Institut Néerlandais]
 
« Je suis affligé de voir notre pauvre mère malade… Je suis certain du reste qu’elle ne manque pas de soins, mais n’est-ce pas ennuyeux de voir cette maladie qu’elle n’a pas eue depuis plusieurs années au moins gravement revenir avec son intensité. Il faudrait engager Désirée à lui faire prendre, aussitôt qu’elle le pourra, un peu de tapioca ou de soyou qui est plus nourrissant et qu’on trouve chez tous les épiciers. Notre père est dis-tu très fatigué ce qui ne m’étonne nullement. Ce nettoyage de bateau est décidément de trop pour eux et je voudrais dès à présent les mettre à même d’y renoncer… »
[à Louis Boudin, printemps 1862]
 
« Chère mère, […] Nous allons bien quant à la santé : le père Couveley pourra certifier que Marianne est incomparablement la première faiseuse de bouillon de toute la chrétienté ! Je voudrais bien réussir les tartines qu’elle réussit ses soupes… Nous serons bien heureux d’avoir le plus tôt possible des nouvelles de notre mère et de ses ouailles de l’une et l’autre famille : nous sommes bien aises que Charles ait été casé aussi promptement et dans une bonne maison. Onézime est-il toujours poli ? Et les jeunes ouvriers et ouvrières en est-on content ? Le merdeux à Louis continue-t-il de chambarder sa maison ? Voilà un petit rayon de soleil qui va réchauffer tout le monde. Avons-nous eu assez de nuages et vent ! À Louis. Ton morceau d’opéra m’a paru excellent. Il faut t’occuper de parfaire cela : je pourrai peut-être le faire passer sous l’oeil de quelque musicien par l’intermédiaire de Bériot qui reçoit et connaît le ban et l’arrière-ban musical… »
[à Marie-Félicitée Boudin, Paris 25 mars 1865, Institut Néerlandais]
 
« Tu veux savoir ce que nous faisons par ces temps froids ? Nous sommes restés murés comme deux marmottes, ou plutôt comme des lapins au terrier. Nous en avons profité pour embellir notre logis. Tu ne reconnaîtrais plus la salle à manger du 54. Sans parler du buffet qui trône à présent et que cette pauvre Marianne attendait depuis si longtemps. Nous avons transformé le tout, papier, rideau, enjolivements enfin c’est bien et nous avons l’air de gens honnêtes… »
[février 1881]
 
« J’ai reçu ce matin ta bonne lettre et une autre de Louis. Au milieu de mes sanglots, cela m’aurait consolé si j’avais été consolable, mais j’avais ma pauvre morte là, sur son lit, dans la pâleur mate de l’immobilité et j’étais ému chaque fois que je m’approchais du lit de repos. Je vais peut-être t’ennuyer char ami avec ma confession, mais ce soir me voilà seul dans la maison solitaire, remplie toute la journée par le va et vient des visiteurs… et c’est pour me recueillir et tromper mon désespoir que je veux te dire mes impressions… ce sera la dernière lettre, car je dois enfermer cela au plus profond de mon être et ne plus soupirer que pour moi… Oh que c’était lugubre dans le silence de la nuit ces bougies et cette lumière pâle qui léchait le drap… mais rien encore auprès de la mise en bière… je ne pouvais plus m’arracher à ce cher visage que j’allais oublier pour toujours… puis les invités sont venus… il a fallu les recevoir et aller en bas à l’Église écouter les psalmodies du prêtre… Le temps était pluvieux, sombre pour gravir la butte, la terre délayée et l’on montait toujours sous la pluie, le cercueil couvert de fleurs… les amis fidèles avaient tenu à parer de fleurs cette pauvre trépassée… Tu vois ça dans ton imagination, un cimetière gluant et noir, une cave où l’on a descendu son pauvre petit corps tout amaigri par la maladie, des arbres noirs au-dessus de sa tête et toujours la pluie grise… oh non vois-tu ce n’était pas réjouissant malgré la sympathie des assistants. Je suis rentré au logis vide, le coeur serré, la tête refroidie par cette douche d’air et par l’abandon de ma pauvre petite femme… Je t’avoue que c’était le plus triste… hier encore je l’avais là, morte c’est vrai, mais aujourd’hui plus rien, rien ! Oh la première soirée solitaire ! C’est ça qui est triste cher ami… si je n’avais pas pris la plume pour te dire mes peines j’en serais devenu fou, je crois… »
[lundi 25 mars 1889]
 
« Mon cher Louis, j’ai ta lettre détaillée qui m’a fait le plus grand plaisir… Je me lève cet après-midi pour te mettre sous enveloppe deux billets de fr 100. Tu remettras à sœur Désirée 75 pour son loyer et un petit [?] qui lui servira à se procurer quelques douceurs en attendant mieux. Pour vous, vous aurez un louis pour vous procurer quelques rations de pommes, car vous feriez bien de profiter du bon marché de ce fruit – à moins que vous ne trouviez plus avantageux d’acheter un peu de cidre pour votre hiver… J’avais l’espoir de vous revoir avant de partir… »
[à Louis Boudin, Deauville, 30 septembre 1893]
 
« Mon cher Louis, […] Il est probable que ce temps neigeux et froid ne te permet guère des excursions en ville... car je présume que vous devez être dans la neige puisque nous en avons ici tous les jours. Il est vrai qu’elle ne tient pas en ville, mais dans votre vallée exposée aux vents du nord vous devez avoir un temps très rude… et le pauvre jardin doit faire pitié ! […] Tu m’as dit je crois que Désirée s’était pourvue d’un poêle cuisine. J’espère que la pauvre femme qui n’est pas jeune non plus aura pu traverser les jours hivernaux grâce à ce meuble bien utile, car sa case n’est pas beaucoup plus chaude que votre cabane – et peut-être même plus difficile à chauffer. Quoi qu’il en soit, je veux espérer que vous allez tous aussi bien qu’il est permis d’aller, mais tudieu, que votre vallée doit être sinistre par ces temps. Enfin, vous vous réjouirez bientôt aux premiers jours de mars, tout ça change… Je t’adresse sous ce pli un petit supplément de 50 francs plus le billet de cent francs. Tu voudras bien faire tenir à Désirée 20 ou 25 francs pour l’aider à payer son combustible… Je vous souhaite à tous une bonne santé… à Onézime, à Désirée et à tous les Boudin. Nous avons eu la visite des enfants d’Emma au premier janvier, ça pousse tout ça. Juliette t’envoie, ainsi qu’à son protégé Onézime ses meilleures amitiés. Votre frère E. Boudin »
[à Louis Boudin, Paris, 3-4 février 1895]
 
Sauf mention contraire dans le texte, toutes les citations sont extraites de la correspondance d’Eugène Boudin conservée à l’Institut national d'histoire de l'art (INHA).