Les Voyages

Eugène BOUDIN (1824-1898), Palette de voyage du peintre. © MuMa Le Havre / Charles Maslard
Eugène BOUDIN (1824-1898), Palette de voyage du peintre. © MuMa Le Havre / Charles Maslard
En 1856, Boudin note dans son journal : « Il faut essayer des voyages, ça dérouille ». Ce qui est d’abord une réflexion personnelle devient une nécessité à la fin des années 1860, lorsqu’on demande à Boudin des peintures de marines. Ses pérégrinations le mèneront sa vie durant en Bretagne (d’où est originaire sa femme), le long du littoral atlantique (de Trouville à Dunkerque, Bordeaux), en Belgique, aux Pays-Bas, en Italie (Venise), sur la côte méditerranéenne (Villefranche, Beaulieu, Antibes).

Sa correspondance à sa famille, ses amis, marchands, fourmille de détails et anecdotes sur ses voyages. Boudin consigne ses impressions devant ces paysages nouveaux, mais aussi ses difficultés à les restituer sur la toile.
 
« Je ne sais si c’est ce temps de janvier ou la fatigue que j’éprouve à peinturer dans un mauvais milieu, mais jamais je n’ai tant désiré de nous en aller… Ce serait le cas pour toi de nous suivre dans l’excursion que nous prévoyons pour le mois de mai dans le Nord… à Berck, St Valery, Boulogne et peut-être Dunkerque… Qu’en dis-tu ? »
[Paris, 20 mars 1882]
 
« Si nous n’avions pas eu un méchant vent du nord qui nous a glacés jusqu’à la moelle, nous n’aurions pas trop à nous plaindre. Un seul jour il a plu…et revoilà le beau temps. Le pays est très pittoresque : la rivière est superbe et pour quelques centimes on la traverse sur de petits vapeurs qui font un trajet continu. De sorte que nous ne perdons pas notre temps. Marianne va assez bien, moi aussi. Je suis sans douleur et je pioche de mon mieux… Ce pays est bien préférable à Dunkerque sous le rapport du pittoresque, de la grande étendue d’eau, du mouvement et nous le quitterons dans les premiers jours de juillet pour aller nous reposer à Trouville et boire du cidre »
[Dordrecht, 24 juin 1884]
 
« Nous nous sommes mis dans une espèce de pension, mais notre excursion va prendre fin cette semaine… la vie même en pension bourgeoise n’est pas des plus agréables, surtout en Hollande où l’on a des habitudes culinaires déplorables, qui font bondir la délicate Marianne… Nous ne sommes absolument pas fâchés de voir arriver l’échéance de notre semaine. On a patienté pour l’amour de l’art ; on partira avec joie, je t’assure. Depuis quelques jours notre métier est devenu des plus pénibles… après avoir gelé il nous est tombé des chaleurs insensées : des orages qui nous accablent… on ne peut plus résister, même à l’ombre… J’ai travaillé comme un mercenaire depuis un mois, n’ayant pas eu un seul jour de pluie depuis notre arrivée… mais mon cher que de difficultés. Comme tu me tirerais l’oreille si tu voyais mes études sur leur peu de fini, mais que de difficultés… »
[à Ferdinand Martin, Dordrecht, 6 juillet 1884]
 

« Oh c’est ça qui me manque ici, un peu d’horizon, un bout de ciel se mariant là-bas avec la mer, des nuages, un bout de mer, ces riens qu’on a si près là-bas dans la cabane au toit rouge… je n’ai plus que ça sur mes bouts de toile ! Ce qui est une triste consolation »
[à Ferdinand Martin, Paris, 29 novembre 1885]
 
« Oh quel voyage mon cher. Déjà par deux fois nous avons fait notre paquet pour nous en revenir et le retour d’un beau temps possible nous l’a fait défaire, mais quel temps. Le vent nous poursuit partout… Le vent fait trembler la maison et passe sous les portes en sifflant. Nous mangeons du poisson, de la crevette qui sort de l’eau et que les pauvres pêcheuses trempées dessus et dessous, jupon collé aux jambes, nous apportent en passant. Marianne est en train de cuisiner son poisson. Voilà, nous avons planté notre tente pour quelques jours encore dans une maisonnette, vis-à-vis de grands chalets peinturlurés de toutes les couleurs… Le pays est un peu incolore, mais si l’on avait quelques jours de calme il eut été possible d’en tirer parti… ça ne vient pas et je crains bien que nous soyons voués aux vents éternels tout le long de notre voyage, commencé un 13 – Y songes-tu. Oh, les voyages ! Vois-tu la misère que c’est ! On croit fermement qu’on va faire merveille ; que le ciel va avoir des caprices de nuages, qu’on va s’établir avec sécurité devant son chevalet – et soudain voilà le vent qui siffle et qui vous bouleverse le pauvre peintre et son attirail ! »
[à Ferdinand Martin, Berck, 24 mai 1886]
 
«  Mon cher de Bériot, […] Ici où l’on vient chercher un soleil réparateur, j’ai froid : le vent, le mistral fait rage et quoique le soleil y mette de la bonne volonté par instants, il ne parvient guère à modifier le glacial du vent de mer… Au demeurant, vous savez, à part les montagnes qui sont azurées et de toute beauté, lorsqu’elles veulent bien se montrer, notre nord a autant de charme que ce pays des oliviers gris et terreux. Les côtés de Bretagne valent ces rivages. La mer a autant de caractère sur nos blondes rives. Enfin, on y est, il faut profiter, mais le mistral est bien agaçant et je demande qu’il rentre dans son trou et que nous jouissions un peu du soleil si bon. Je reste à Antibes, petite ville autrefois fortifiée car il y a quelques coins sur la mer… des pins sombres, mais je préfère bien Villefranche, Beaulieu et la côte italienne »
[à Charles de Bériot, Antibes, 28 mars 1893]
 
« Mon cher Louis, […] Nous voilà à Venise sur le quai… une ville qui est insula puisqu’elle ne se rattache à aucune terre… et que tout s’y fait par bateau. Ici c’est autre chose, mais bien plus étrange encore… on y compte environ cent églises… des milliers de palais presque tous sur l’eau puisque tout est sur canaux. Nous avons trouvé à nous loger sur ce quai… devant, ces bateaux sont au mouillage, les gondoles sillonnent du matin au soir… mais il faut le dire, ces grosses bêtes de vapeurs noires font tache devant ces palais de marbre et pourtant ils apportent du café, du charbon et cent autres choses comme au Havre… c’est laid, mais c’est utile dans le milieu… La cité est très vivante… Le soir on fait de la musique sur la vaste place où il y a la plus merveilleuse église du monde entier. On y boit des glaces, du café… En guise d’omnibus, il y a quantité de petits vapeurs qui vous promènent pour deux sous. Mais je n’y suis pas venu pour me promener, j’ai commencé à travailler et je voudrais avoir vingt ou trente ans de moins pour y faire un séjour utile à moi et à l’art, mais je me sens fatigué par cette rude besogne qu’est la peinture et je sens bien qu’il est trop tard pour en tirer parti… »
[à Louis Boudin, Venise, 26 mai 1895]
 
« Mon cher Ebstein, […] Nous continuons à mener la vie vénitienne… on travaille autant qu’on le peut, mais au milieu de bien des difficultés. D’abord, comme tout est pavé en granit dans cette diable de ville, on ne peut guère planter son parasol et il faut se laisser cuire au soleil qui ne manque pas de chaleur. Le temps est d’ailleurs assez variable dans ce pays… aujourd’hui j’écris ce mot au bruit d’un orage, d’un tonnerre qui fait trembler la case… mais enfin nous allons assez bien et hier il y a eu une très belle fête vénitienne au clair de lune… Juliette se plaît beaucoup ici. Le soir il y a la musique sur la place, sur le quai, partout… cette ville – par le beau temps – a un aspect de fêtes, une gaîté qui surpasse même Paris… on passe ses soirées – c’est la mode – sur la magnifique place St Marco à consommer du café et des glaces très fines – ce qui n’est pas à dédaigner, car le soleil tape dur dans la journée. C’est aujourd’hui que ça ne ressemble guère à un Ziem, les grosses nuées grises, l’eau verte du canal, l’aspect étouffé de la rive. Quant au travail, il n’est pas facile je vous assure… oh ces monuments, faut-il les dessiner soigneusement ! et leur couleur, oh là là ! »
[à Ebstein, Venise, 4-9 juin 1895]
 
« Mon cher Louis, […] Le pays est beau et ça pousse ! Fleurs, arbres des Tropiques ! En guise de pommiers il y a des oliviers…et des montagnes énormes… je t’en évite une description… »
[à Louis Boudin, Beaulieu sur mer, 27 avril 1898]
 
Sauf mention contraire dans le texte, toutes les citations sont extraites de la correspondance d’Eugène Boudin conservée à l’Institut national d'histoire de l'art (INHA).