L’Homme

Anonyme, Portrait d'Eugène Boudin, photographie. Musées du Vieux Honfleur. © Honfleur, musée Eugène Boudin
Anonyme, Portrait d'Eugène Boudin, photographie. Musées du Vieux Honfleur. © Honfleur, musée Eugène Boudin
Au physique, Boudin est connu par quelques photographies, des témoignages écrits et un passeport : un mètre soixante-sept, les cheveux et la barbe châtains, le teint coloré, les yeux vifs « d'un bleu de faïence », la « face énergique », la « voix douce » et « le parler très lent ». L’apparence générale d’un « loup de mer ». Ses écrits complètent la description : une « carcasse » résistante mais « détraquée » par les privations : « Les mauvais jours comptent double dans la vie, et Dieu sait si j'en ai eu, de ces jours de désespérance et de privations de toute sorte ! » [à Charles de Bériot, collection particulière] ; mais aussi par le travail sur nature : « j’avais subi une averse de trois heures, j’ai bien manqué d’y passer » [19 mars 1890]. Il se plaint régulièrement de « névralgies atroces », auxquelles « rien n’apporte de soulagement » et qui le rendent incapable de peindre.

Au moral, les témoins parlent de « rides malicieuses » et de « finesse ». Boudin fait souvent preuve d’humour, mais sans la moindre méchanceté. À plus de soixante ans, il paraît d’une « conviction ardente » et d’un « enthousiasme juvénile » quand il parle d’art. Les témoignages d’une grande sociabilité abondent. Boudin craint surtout « cette terrible solitude […] qui est la mort lente de l’homme » [2-3 novembre 1889].
Sans doute abusé par l’apparence radieuse de sa peinture, un visiteur occasionnel a cru déterminer chez Boudin la « joie de vivre et de peindre ». En réalité, le travail est pour lui un « tourment », et le mot « découragement » revient sans cesse sous sa plume. Boudin se dit lui-même d’un caractère maussade, dans l’intimité.

Une excessive modestie est également un trait de caractère saillant chez Boudin. John Rewald en déduit hâtivement qu’il n’était qu'un « homme tout simple qui s’était humblement consacré à la nature et à l’art, connaissait parfaitement ses propres limites et n’avait d’autre ambition que de s’exprimer en artisan consciencieux ». En réalité, dans des documents intimes, Boudin exprime une ambition plus élevée que celle d’un « artisan consciencieux » : « On peut trouver l’art dans tout quand on est doué. Tout homme qui manie un pinceau ou une plume se croit nécessairement doué, c’est au public de juger et à l’artiste de marcher en avant et de servir la nature » [3 septembre 1868]. Cet artiste, dont la peinture est parfois jugée « facile », ne cesse d’exprimer son exigence. Peintre confirmé, il écrira : « … se contenter soi-même –, ce qui n’est pas facile. Non que la main le trahisse, mais cette peinture est si difficile, sa perfection si fugace qu’on est toujours occupé à la poursuivre sans jamais l’attraper. » [2 janvier 1889]
 
« Une conviction ardente, un enthousiasme juvénile illuminaient la figure hâlée du vieux peintre dont toute l'existence n'a été qu'une patiente étude de l'horizon mouvant des flots, qu'une contemplation passionnée des ciels marins aux grandes nues chevauchantes. Sa face énergique, aux poils rudes et blancs, ses yeux vifs, purs, d'un bleu de faïence, son sourire naïf et large, le font prendre invariablement pour quelque loup de mer par qui le voit pour la première fois. »
[l’Écho de Paris, Eugène Tardieu, 1895]
 
« Nous avons passé de mauvais jours avec mes douleurs cet hiver. Cela paraît se calmer un peu, mais j’ai eu des crises atroces, horribles & telles que je me suis cru f… - Je suis devenu un baromètre vivant : je sens les bourrasques alors qu’elles voyagent à travers l’Atlantique & je les hurle vingt-quatre heures avant leur arrivée […] Pourtant nous ne quittons guère le coin du feu & nous dormons bourrés de laine. Mais tout cela ne nous empêche pas de gueuler comme des veaux. »
[à Ferdinand Martin, 24 mars 1877]
 
« Au fond, je ne suis pas gai. C'est peut-être à cause de cela que je sens si bien. »
[Carnets]
 
« Ce soir je t’écris ces lignes au bruit de la pluie qui glisse sur nos tuiles et fait vacarme autour de la bicoque… ce n’est plus gai du tout : la mer ne décolère plus… quelle solitude autour de nous et que tout cela est noir dans notre localité. Nous attendions pourtant Ribot ce soir. Il devait venir nous faire ses adieux. Ils sont tous partis, les Thoren n’ont même pas attendu le dernier jour. Pécrus est parti aussi […] nous avons encore un mois de solitude à faire si le temps ne devient pas trop mauvais, mais je doute que nous puissions résister aussi longtemps à cette horrible tristesse du ciel. »
[à Ferdinand Martin, Deauville, 30 septembre 1885]
 
« Je n’accepte pas complètement vos trop bienveillants compliments ni vos éloges à mon endroit. Si pendant un certain nombre d’années, isolé dans un coin de ma province, j’ai eu loisir de beaucoup observer, un regard dans le ciel et la mer, je n’ai pas condensé mes observations comme j’aurais dû le faire dans un certain nombre de toiles importantes. Je me suis émietté dans un grand nombre de petits bouts de toiles ou de papier auxquels je me suis contenté de confier mes impressions très informes, j’en suis convaincu.
Je me suis trop contenté d’être un improvisateur hâtif : j’ai cherché trop des effets fugitifs du ciel et de la mer sans souci d’un tableau qui doit être le but et le résultat final de toute étude.
Aussi est-il donc peu permis de me considérer ainsi que vous avez la bonté de le dire… pour acquérir ce titre, il faut entasser de fortes œuvres ce qui me manque absolument.
C’est donc en raison de cela que je me suis abstenu et que je m’abstiens encore de réclamer ou d’exiger la moindre récompense honorifique… surtout celle dont vous m’entretenez [la Légion d’honneur]. Vous m’objecterez qu’on la donne à bien des peintres dont le bagage n’est pas plus sérieux que le mien… Félicitons-les de leur réussite et essayons de progresser encore si nous le pouvons… »
[à Charles Ricada, 16 février 1888]
 
Sauf mention contraire dans le texte, toutes les citations sont extraites de la correspondance d’Eugène Boudin conservée à l’Institut national d'histoire de l'art (INHA).